En entrant dans le duplex de Mohamed Nabli, on se retrouve entouré de trésors insoupçonnés. Des consoles rétro, des jeux soigneusement rangés, deux imposantes bornes d'arcade comme un musée personnel de l'histoire du jeu vidéo. Entre les murs de son appartement, à côté de cette fausse épée de Zelda, on découvre un monde parallèle, où le gaming devient un mode de vie, une culture et, surtout, une passion.
Mohamed, développeur freelance et créateur de contenus, vit presque exclusivement la nuit, mais ce n'est sûrement pas le profil du jeune enfermé dans sa chambre que certains parents imaginent. Ici, le gaming prend une dimension d'artisanat, un investissement en soi. « J'ai appris sur le tas », raconte Mohamed, avec un regard perçant et une voix passionnée. « C'était une question de passion... je voulais comprendre ce qu'il y avait derrière ».
Mohamed sourit quand on lui parle des clichés sur les gamers, ces jeunes prétendument isolés, perdus dans des mondes imaginaires. Pour lui, ces idées sont complétement fausses. « C'est tout le contraire, assure-t-il, aujourd'hui, un gamer interagit avec des gens aux quatre coins du monde ».
À travers les jeux en ligne, les sessions de streaming, les discussions interminables sur les forums, les gamers créent des communautés. Ils échangent des astuces, discutent de stratégies, débattent des nouveautés et des personnages, comme d'autres le feraient autour d'un match de foot ou d'un film-culte. À première vue, il y a de quoi surprendre : des milliers, voire des millions de personnes rivées à un écran pour regarder d'autres jouer à des jeux vidéo. Le concept paraît étrange à ceux qui n'ont jamais pénétré cet univers. Mais Mohamed Nabli, lui, compare ça sans détour à un match de foot regardé au café, entouré d'amis, partageant une même ferveur. L'eSport, aujourd'hui, c'est aussi un spectacle, un véritable rendez-vous de masse.
En 2017, le championnat du monde de « League of Legends » a réuni 58 millions de spectateurs, pas encore au niveau des 124 millions du Super Bowl, mais la croissance est impressionnante. Sur leurs écrans, les amateurs de gaming ne cherchent pas seulement la performance d'un joueur, mais partagent une passion commune. Ils suivent leurs équipes, analysent les stratégies, admirent la beauté d'un mouvement comme on s'émerveillerait devant un but marqué à la dernière seconde. Mohamed insiste : Ce n'est pas seulement un divertissement, c'est une culture partagée. Pourtant, il ne se voile pas la face : un gamer peut facilement s'énerver, notamment lorsqu'une connexion lente ou un coéquipier peu motivé vient gâcher une partie. « La semaine dernière, j'ai mis un coup de poing dans le mur, avoue-t-il en riant, mais cela ne veut pas dire que le gaming rend irritable ».
Pour Mohamed, le gaming n'a rien de dangereux pour les jeunes, tant qu'il est compris et bien encadré et que les parents s'intéressent aux jeux de leurs enfants, comprennent cet univers au lieu de le craindre. « C'est comme quand on s'inquiète des fréquentations dans la rue, dit-il, il faut savoir avec qui traîne votre enfant en ligne, et surtout à quoi il joue ». Au fond, Mohamed rêve d'un monde où le gaming serait perçu comme une voie à explorer, et non une activité à craindre ou à bannir. « Expliquez à votre enfant qu'il y a des développeurs derrière chaque jeu.
Dites-lui qu'il pourrait, lui aussi, devenir créateur, commentateur ou même joueur professionnel », conseille-t-il aux parents. Cependant, nostalgique, Mohamed ne voit pas d'un très bon oeil les jeux populaires actuels, qu'on appelle Battle Royale, dans le milieu. Pour lui, les jeux Fortnite ou Freefire manquent de substance. Ils sont, dit-il, construits pour l'adrénaline mais dépourvus de profondeur. « Quand j'ai commencé, je jouais à The Legend of Zelda ou Final Fantasy... des oeuvres. On y retrouvait de la culture, des références mythologiques, historiques. Ces jeux m'ont appris l'anglais ! ».
Pour lui, ce sont les créateurs, comme Shigeru Miyamoto ou Hironobu Sakaguchi, qui ont fait de ces jeux des univers singuliers, où l'on pouvait apprendre autant qu'on jouait. Aujourd'hui, il déplore que de nombreux jeux soient devenus des produits de consommation rapide, sans valeurs ajoutées, sans héritage. Pour l'amour du gaming, Mohamed n'hésite pas à investir des sommes importantes pour enrichir sa collection ou améliorer son matériel. «Être gamer, ça coûte cher, il faut l'avouer», souligne-t-il en se rappelant l'une de ses folies: une pièce de collection venue du Japon, acquise pour 3000 dinars.
Derrière cette passion, il y a un marché en pleine expansion, et en Tunisie, responsables politiques et annonceurs commencent à s'y intéresser. « Le ministère de la Jeunesse et des Sports commence à soutenir le gaming, mais ce n'est pas suffisant », explique Mohamed.
Ailleurs, sous d'autres cieux, en France et au Canada, la boîte de développement de jeux vidéo Ubisoft bénéficie de crédits d'impôt, pouvant atteindre 37%. De quoi permettre à un secteur de véritablement prendre son envol.