Dakar — L'historien sénégalais et spécialiste des questions militaires, Mor Ndao, a assimilé la répression sanglante des tirailleurs sénégalais, par l'Armée coloniale française, le 1er décembre 1944, à Thiaroye, à un « massacre prémédité », parlant même d'un « summum de l'horreur » qui découle d'une « hypocrisie » de la part de l'ancienne métropole.
Le 1er décembre 1944, des Tirailleurs sénégalais démobilisés et renvoyés en Afrique après la seconde Guerre mondiale, sont tués à Thiaroye, par l'Armée française alors qu'ils réclamaient le paiement de leurs indemnités et le versement du pécule qui leur était promis depuis des mois par les autorités politiques et militaires de la France.
« Ce comportement de l'armée coloniale française est inimaginable. C'est le summum de l'horreur, de l'hypocrisie pour nous qui regardons avec des lunettes le XXIe siècle », a-t-il déclaré lors d'un entretien accordé à l'APS.
« Tout est parti de Morlaix, en France, précisément dans le port de Bretagne où ils [les Tirailleurs] devaient embarquer pour regagner Dakar en octobre 1944 », a rappelé Mor Ndao, un historien spécialisé sur les questions militaires.
« Quelques échauffourées ont éclaté à Morlaix parce que le modus operandi était qu'ils devaient récupérer leurs soldes de captivité et leurs primes de démobilisation après l'accord conclu entre les autorités militaires et ces anciens prisonniers de guerre", a-t-il expliqué.
Mais ce qui va aggraver les choses, dit-il, c'est « cette situation de suspicion » à l'égard de ces Tirailleurs parce qu'ayant été en contact avec les Allemands et probablement qu'ils colporteraient « les idées allemandes, l'idéologie allemande ».
Les statistiques disent qu'ils étaient un régiment de 2 000 tirailleurs voire 1 950, mais selon l'historien il y a eu 300 tirailleurs qui avaient refusé d'embarquer pour exiger une avance et des tenues propres.
"Il y a eu des incidents et la gendarmerie est intervenue. On a ouvert le feu sur les 300 tirailleurs qui refusaient d'embarquer en Bretagne et ils ont été faits prisonniers et convoyés dans un autre camp qui s'appelle Trèves", relate-t-il.
L'historien souligne que 1 950 soldats ont pris le bateau à destination de Dakar, mais ce sont 1 600 tirailleurs qui sont arrivés dans la capitale sénégalaise. Les 300 restant ont été déclarés "perdus de vue" après l'escale de Casablanca (Maroc) où les tirailleurs ont reçu de nouvelles tenues de la part du corps américain stationné dans la Méditerranée occupée par les alliés ayant gagné la guerre.
Selon les statistiques, quelque 1 300 hommes ont débarqué à Dakar, le 21 novembre 1944.
Mais l'historien sénégalais émet des doutes sur ces statistiques. « Les chiffres sont importants. Mais ce qui est plus important, c'est ce qui se cache derrière les chiffres », fait savoir M. Ndao qui est par ailleurs président de la commission sénégalaise d'histoire militaire.
Il a signalé qu'une circulaire du ministère des colonies est sortie pour dégager les procédures de prise en charge de ces tirailleurs, anciens prisonniers de guerre.
« Ils ont été isolés dans un dépôt fait de baraques qu'on appelait les poulaillers (...) vivant dans des conditions assez précaires, avec une alimentation infecte », raconte Mor Ndao qui n'exclut pas, à travers cette attitude, « l'intention des autorités coloniales de les éliminer car les considérant comme étant dangereux ».
Selon le professeur Ndao, les 25 et 26 novembre 1944, les Tirailleurs sont sommés de rendre les tenues offertes par le corps américain à Casablanca et de changer les sommes d'argent, du franc métropolitain, en franc local.
"Il y a eu un problème sur le taux de change. Certains ont été accusés de vol parce qu'ils avaient de l'argent par devers eux », explique-t-il.
Le professeur Ndao fait savoir que 500 Tirailleurs du Soudan français, actuel Mali, ont été sommés d'aller le lendemain à la gare de Dakar pour rentrer chez eux.
Selon lui, une note du service des renseignement français, disait qu'il fallait « se débarrasser des tirailleurs dans les plus bref délais. (...) ».
Le 30 novembre 1944, l'ordre de départ a été donné, indique l'historien, qui fait savoir que les tirailleurs ont refusé ce qui a été assimilé à « une rébellion, une mutinerie ».
Un général français qui est venu dans le but d'apaiser la situation a été un peu kidnappé le 30 novembre dans l'après-midi. Il leur a promis de régler l'affaire le lendemain.
Pr Mor Ndao raconte qu'à l'aube, vers 6 heures 30, le 1er décembre 1944, plusieurs unités venant de Ouakam, de Dakar et de Rufisque, 585 éléments au total de la gendarmerie, du régiment d'artillerie coloniale, certains tirailleurs, 3 automitrailleuses et 2 chars de combat américains se sont croisés au rond-point Rufisque-Thiaroye.
« Et à 7h45, raconte t-il, ils sont entrés dans le camp et encerclent les tirailleurs qu'ils ont sommés de partir.
Mais face à leur refus, l'ordre a été donné d'ouvrir le feu et dans cette confusion à l'aube certains se sont échappés. Des soldats démobilisés se sont enfuis, escaladant les murs pour rejoindre Thiaroye village.
Le télégramme de la France du même jour les accuse de « rébellion, de mutinerie et d'atteinte à la sûreté de l'Etat ».
Selon lui, 45 tirailleurs ont été faits « prisonniers, enchaînés et menottées ».
Parmi eux, 35 tirailleurs seront jugés devant le tribunal militaire de Dakar le 5 mars 1945 et condamnés à des peines allant jusqu'à 10 ans de prison, déplore le professeur d'histoire moderne et contemporaine.