Il y a 80 ans s'écrivait l'une des pages tragiques de l'histoire franco-africaine : l'armée française ouvrait le feu sur ses propres hommes, des tirailleurs regroupés dans le camp de Thiaroye au Sénégal. Quatre-vingts ans plus tard, une partie de ce qui s'est passé reste encore dans l'ombre. Les proches des disparus demandent une reconnaissance officielle de ce qui s'est passé et de l'innocence de leurs parents. Des historiens réclament un accès plus ouvert aux archives. Les autorités françaises, elles, marquent une nouvelle étape dans le processus de mémoire en reconnaissant qu'un massacre a bien eu lieu à Thiaroye, le 1er décembre 1944.
Senny Camara fait vibrer les cordes d'une Kora aussi bien que celles d'une guitare. Elle est petite fille de tirailleur sénégalais. En ce 1er décembre 2024, sa voix fait partie de celles qui s'élèvent, pour qu'une mémoire partagée, ouverte, sans secrets, se construise enfin. « Oh Thiaroye yé. Les braves hommes sont tombés à Thiaroye. » Dans le morceau Thiaroye 44 qu'elle a composé et fait résonner ce jour de commémoration, sa voix douce dit en wolof l'horreur de la guerre, l'injustice faite aux combattants « indigènes » et cette fin tragique, dans un camp de la péninsule du Cap-Vert. « Ils les ont amenés. Ils les ont utilisés, sacrifiés. Ils les ont ramenés à Thiaroye. Et ils les ont massacrés. Oh massacré ».
Ce morceau puise ses origines dans une discussion lointaine avec son grand-père. Le nom de Thiaroye prononcé au détour d'une phrase pousse, de manière inattendue, le vieil homme aux larmes, l'amène à chantonner des airs tristes et à s'ouvrir de souvenirs tragiques. « C'est là où il m'a raconté ce qui est arrivé aux tirailleurs massacrés à Thiaroye. J'ai écrit ce morceau-là en pensant aux paroles de mon grand-père qui pleurait. On pleurait ensemble ».
Cette histoire hante depuis l'enfance Babacar Niang, alias Matador. Le rappeur et slameur a grandi à Thiaroye : « J'ai fait l'école primaire dans le camp militaire, donc étant petit, j'ai joué dans le camp, là où il y avait les baraquements. On n'a pas appris ça à l'école, c'est avec nos parents qu'on a appris qu'il y avait un massacre. »
Au début des années 1990, il crée un groupe de rap, WA BMG 44 - déjà une référence au massacre de Thiaroye - avec d'autres artistes. L'histoire des tirailleurs est présente dans les textes du groupe et continue à l'être quand Matador se lance en solo. « Il faut voir Matador comme étant le dernier tirailleur, dit-il en parlant de lui-même. Le tirailleur qui se battra pour sortir la vérité sur ce qui s'est passé le 1er décembre 1944 à Thiaroye ». À l'occasion du 80e anniversaire, il sort un nouveau titre, intitulé « Hécatombe ».
« Une plaie béante dans notre conscience commune »
L'histoire de cet épisode tragique des relations franco-africaines reste comme une blessure non soignée. À l'approche des commémorations, le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye l'a dit dans une interview accordée à la chaîne de télévision France 2 : « Pour nous, tant que la vérité ne sera pas totalement faite sur les circonstances de ce massacre, sur le décompte des victimes, cela restera une plaie béante dans notre conscience commune. »
Une chape de plomb a longtemps pesé sur cette histoire. À la suite du massacre, l'armée française a imposé son récit et son bilan : ce qui s'est passé à Thiaroye aurait été la répression d'une mutinerie. Et celle-ci aurait fait 35 morts.
Cette version est celle qui a été déroulée dans la vingtaine de rapports d'officiers rédigés après le massacre et soutenue lors du procès express des 5 et 6 mars 1945. Trente-quatre tirailleurs survivants de la fusillade du 1er décembre sont alors jugés pour « refus d'obéissance », « outrage à supérieur », « complicité de refus d'obéissance » et pour 26 d'entre eux de « rébellion ». « La justice militaire chercha avant tout à condamner plus qu'à dire le droit, explique l'historien Martin Mourre, l'un des spécialistes de ce massacre, dans son ouvrage Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d'un massacre colonial. Il fallait faire des exemples ».
Dans sa déclaration finale, Lamine Gueye, figure politique du pays et avocat de la plupart des accusés, dénonce une procédure tronquée : « Après le réquisitoire et la plaidoirie, le tribunal a renvoyé l'affaire au lendemain au lieu de rendre le jugement sans désemparer. Dans l'intervalle compris entre la suspension et la reprise de l'audience, la parole n'a été donnée ni aux défenseurs, ni au Ministère public pour entendre leurs observations [...]. Au cours des débats, aucun des inculpés n'a été invité à faire connaître ses observations ou objections à l'égard des témoignages produits contre eux, aucune confrontation n'a eu lieu à l'audience, aucun témoin n'a été interpellé sur le point de savoir si c'est bien tel ou tel accusé qu'il avait entendu parler. »
Selon l'historienne Armelle Mabon, engagée depuis des années dans un combat pour la vérité dans cette affaire, la version officielle soutenue au fil des années s'est appuyée sur trois « mensonges d'État ». Le premier : trois jours après le massacre, une circulaire affirme que les tirailleurs ont perçu l'intégralité des soldes. « Non, ces hommes avaient des revendications légitimes ! », corrige l'historienne.
Le deuxième mensonge porte, selon elle, sur le nombre de tirailleurs ramenés au Sénégal et cantonnés à Thiaroye : « J'ai remarqué qu'ils avaient diminué le nombre de rapatriés. Ils n'étaient pas que 1200 ou 1300, selon ce qu'on trouve dans les archives, mais ils étaient bien plus. De 1600 à 1700. Ils ont fait croire que 400 hommes étaient restés à Casablanca pour camoufler certainement le nombre de victimes, qui sont de l'ordre peut-être de 300 à 400. » Troisième mensonge, selon Armelle Mabon : les tirailleurs assassinés n'ont jamais été enterrés dans les tombes du cimetière militaire de Thiaroye. « Ils sont encore dans des fosses communes ».
Cette chape de plomb s'est-elle levée au fil du temps ? Les chercheurs ont-ils pu accéder à tous les documents encore conservés sur cette tragédie ou en dérobe-t-on toujours à leur regard ? Armelle Mabon est persuadée que certains veulent continuer à imposer l'omerta, la loi du silence, et raconte dans son dernier ouvrage Le massacre de Thiaroye. 1er décembre 1944. Histoire d'un mensonge d'État les longues années de démarches effectuées pour obtenir des archives qui selon elles restent cachées.
« L'accès à l'ensemble des archives a été donné, rien n'a été dissimulé » soutiennent de leur côté les autorités françaises qui en veulent pour preuve la vitesse avec laquelle a été organisé l'accueil d'une délégation de la commission sénégalaise pour le rétablissement des faits : « Toutes les dispositions ont été prises pour que les historiens sénégalais puissent se rendre en France et effectuer cette mission auprès des archives, nous n'avons rien à cacher. » Des archives manquantes ? Impossible d'exclure, selon une bonne source, que des archives trop sensibles aient pu être détruites depuis longtemps par l'armée.
Certaines demandes de l'historienne sur des documents existants essuient en tout cas encore des refus. Ainsi, de sa requête pour obtenir la « désoccultation » d'un document « caviardé ». L'archive mentionne les raisons de la sanction de l'officier français responsable de l'opération de « maintien de l'ordre ». Cet officier, nommé Le Berre, est le seul à avoir été puni par la justice dans l'affaire.
La sanction et le motif de la sanction ont cependant été rendus illisibles à l'encre de Chine, car Le Berre a été amnistié en août 1947. Les recours n'ont pas permis d'obtenir que ce « caviardage » soit « désocculté ». « Le fait matériel aboutissant à une condamnation ou une sanction n'a pas à devenir illisible du fait d'une amnistie, plaide Armelle Mabon. Ce fait matériel revêt une importance cruciale pour pouvoir s'approcher de la vérité ».
La reconnaissance officielle du « massacre »
Se dirige-t-on vers une nouvelle étape dans l'écriture de cette histoire ? À l'approche des commémorations, Emmanuel Macron a écrit à Bassirou Diomaye Faye. Selon lui, « La France se doit de reconnaitre que ce jour-là, la confrontation de militaires et de tirailleurs qui exigeaient que soit versé l'entièreté de leur solde légitime, a déclenché un enchaînement de faits ayant abouti à un massacre. » « Massacre ». Au travers de cette lettre et de ce simple mot, les autorités françaises avancent vers la reconnaissance de ce qui s'est passé. Il ne s'agit plus de parler de « mutinerie » ou même de répression « sanglante ».
Dans ce courrier, Emmanuel Macron affirme également son attachement à l'écriture de cette histoire : « Il importe aussi d'établir, autant que possible, les causes et faits ayant mené à cette tragédie. J'ai demandé à mes services de m'informer de l'évolution des travaux du Comité pour le rétablissement des faits, que votre gouvernement a décidé de mettre en place sous la direction du Professeur Mamadou Diouf, dont l'éminence et les qualités sont reconnues de tous. Cette quête de vérité historique nous impose de poursuivre la coopération déjà initiée. »Objectif ultime affiché : « écrire ensemble la réalité de l'Histoire et bâtir une mémoire partagée et apaisée ».
Quatre-vingts ans après le massacre de Thiaroye, le désir de vérité est plus fort que jamais sur le terrain. « Tant qu'on n'aura pas reconnu cette histoire officiellement, fait des actions de réparation pour aller vers la vérité historique, le deuil restera toujours, explique Dieynaba Sarr, l'une des responsables du groupe Thiaroye 44, qui depuis vingt ans, commémore ce massacre à travers un festival.
Toute l'Afrique se sentira meurtrie dans sa chair et sentira le poids de ce mépris, et je ne pense pas que les relations puissent dans ce cas s'améliorer. Si on veut aller vers des relations équitables, basées sur le respect, il faut reconnaître ses responsabilités. Si on ne reconnaît pas l'histoire, la vérité, il y aura toujours un ressentiment ».
Aïssatou Mbow est professeure d'histoire-géographie dans un lycée de la banlieue dakaroise, à Keur Massar. C'est également la fille d'un ancien combattant. Elle n'a pas oublié ces ossements ramassés dans le camp de Thiaroye quand elle était jeune, ces vestiges de combats hors d'âge, ces récits des anciens qui reliaient tout cela au massacre.
« Ce qui a été dit [officiellement] était en contradiction avec ce que nous constations nous à Thiaroye ». Selon elle, le discours qui a longtemps prévalu sur Thiaroye était une « volonté de falsifier l'histoire ». Aujourd'hui, Aissatou Mbow se bat pour l'écriture et l'enseignement d'un autre récit. « Une histoire, pour qu'elle soit vraie, pour qu'elle soit commune, il faut la version des deux parties. Mais là, c'est la France qui la raconte de façon unilatérale. Donc nous avons besoin de la verson des autres... »
Depuis cinq ans, elle réclame que le massacre de Thiaroye soit intégré dans les programmes d'enseignement des lycées sénégalais, afin qu'il puisse être mieux connu des jeunes générations. Cette année encore, le comité scientifique de Thiaroye 44, dont elle est membre, a fait une demande formelle en ce sens aux autorités.
« Je veux que justice soit rendue »
La lettre d'Emmanuel Macron est envoyée alors qu'en France, aussi, des politiques se sont saisis de la question. François Hollande qui, dans son discours de 2014 à Thiaroye - il était alors président -, avait parlé de « répression sanglante » a retenu, quelques jours avant l'Élysée, la qualification de « massacre » : « Les mots doivent être mis là où ils sont nécessaires et là où ils correspondent à une réalité, c'est à dire il y a eu un massacre à Thiaroye » a-t-il déclaré à RFI pour le podcast Thiaroye, les tirailleurs sacrifiés.
Du côté de l'Assemblée nationale, également, des députés réclament la création d'une commission d'enquête. Ils ont déposé peu de temps avant les commémorations la résolution Sembène, du nom de Sembène Ousmane, cinéaste auteur du film Camp de Thiaroye.
« Les massacres coloniaux ne sont toujours pas assumés par la France, qui n'arrive pas à regarder les pages sombres de son histoire, indique Aurélien Taché, l'un des promoteurs de cette résolution transpartisane et coordinateur LFI de la commission des Affaires étrangères. Il y a une prise de conscience aujourd'hui d'acteurs politiques de ma génération du fait qu'on ne peut plus continuer comme ça... et qu'il faut faire la lumière sur ces massacres coloniaux ».
Qui cette commission d'enquête pourrait-elle entendre ? « Les hauts fonctionnaires du ministère de la Défense et la direction concernée qui n'ont jamais répondu quand les historiens français ou sénégalais ont demandé un certain nombre d'archives. Ces personnes seront amenées à dire sous serment si oui ou non il y a des archives qui n'ont pas encore été transmises au service archives du ministère de la Défense qui rend les archives publiques ».
« Quatre-vingts ans plus tard, affirme le député, je veux que justice soit rendue. On ne va pas juste - la France - s'en sortir en disant "on reconnaît le massacre". On va expliquer pourquoi ça n'a pas été fait depuis 80 ans. Qui a bloqué les archives ? Qui a empêché que toute la lumière soit faite là-dessus ? Comment donne-t-on la possibilité aux descendants d'aller en justice ? Parce qu'il y a eu ceux qui ont été assassinés, il y a eu ceux qui ont été emprisonnés aussi ».
Il y a la mémoire des morts, il y a l'honneur des accusés. Ceux à qui on a voulu faire porter la responsabilité du massacre dans les heures, les jours, les semaines qui ont suivi le 1er décembre. Parmi eux, Aurélien Abibou, tirailleur accusé de rébellion armée lors du procès de mars 1945.
Son petit-fils, Emilien Abibou, cherche lui aussi la vérité : « Mon grand-père a été considéré comme un des meneurs - pour les autorités françaises, c'était une rébellion - donc tout de suite après le massacre, quelques heures après, ils ont arrêté une quarantaine de personnes qui ont été mises en prison, qui ont subi des interrogatoires au mois de décembre 1944 et qui ont été jugées en mars 1945, coupables de rébellion à différents degrés. »
Antoine Abibou a reçu l'une des peines les plus lourdes, dix ans de prison : « En fait, les autorités ont arrêté les hommes tout de suite. Ils les ont choisis et c'est ceux-là qui vont être condamnés. J'ai l'impression qu'ils les ont très bien ciblés. C'est comme si c'était déjà décidé à ce moment-là. » Pour les proches des tirailleurs condamnés, reconnaitre le massacre conduira aussi à réviser le procès de 1945.
▶ Cet article s'appuie sur des entretiens réalisés par Léa-Lisa Westerhoff, Juliette Dubois, Florence Morice et Laurent Correau.