Sénégal: Biennale de Dakar - Une vitrine artistique sénégalaise au chevet d'une planète meurtrie

analyse

L'une des plus importantes expositions d'art en Afrique, la 15e Biennale de l'art africain contemporain de Dakar - également connue sous le nom de Dak'Art - se déroule actuellement au Sénégal. Une biennale est une grande exposition internationale qui se tient tous les deux ans. Le thème de l'édition 2024, l'éveil, met particulièrement l'accent sur les notions de traumatisme, d'humanité et de planète.

Kara Blackmore est une anthropologue et une curatrice spécialisée dans la réalisation d'expositions à l'initiative des communautés. Elle est également curatrice associée - l'une des femmes responsables de la sélection des artistes et de la réalisation des expositions - pour la biennale de cette année. Elle nous a parlé de son travail et de l'importance de créer des espaces de guérison en cette période difficile de l'histoire.

Pourquoi la Biennale de Dakar est-elle importante ?

La Biennale de Dakar est l'un des événements les plus prestigieux pour l'art africain contemporain. C'est aussi l'une des plus anciennes, organisée officiellement depuis 1992.

Tous ceux qui ont assisté à la biennale savent qu'il s'agit d'un grand rassemblement d'artistes, de commissaires d'exposition, d'universitaires et de professionnels de la culture. Cependant, cette édition se distingue particulièrement par sa générosité et son inclusion. Tout est gratuit et accessible à tous.

Cette biennale est importante pour les écosystèmes artistiques. C'est une occasion de célébrer l'héritage des arts et de la culture et un moment où les gens affluent du monde entier pour ressentir la vitalité d'un continent et de ses diasporas.

La Biennale de Dakar est la seule biennale en Afrique financée par un gouvernement. Dans un contexte mondial où le financement de l'art est continuellement restreint et où les bailleurs de fonds servent de substituts culturels au financement national de l'art, il est vraiment inspirant de voir que le Sénégal s'investit autant.

A travers cette édition, nous avons repoussé les limites du panafricanisme, en reliant des artistes du monde entier et en établissant des liens profonds entre les pratiques créatives et la crise écologique.

Pourriez-vous nous présenter les principales expositions ? Que peuvent voir les visiteurs ?

Le vieux palais de justice sur le plateau côtier de Dakar est le site principal de la biennale. C'est un vaste espace avec une cour principale qui a été remplie d'oeuvres sculpturales grandioses d'artistes tels que Sonia Elizabeth Barrett (Jamaïque), Sokari Douglas Camp (Nigeria) et Siwa Mgoboza (Afrique du Sud).

Le spectateur peut ensuite suivre les différents chapitres de l'exposition le long des couloirs des anciens bureaux désormais aménagés en galeries. Le parcours lyrique traverse plusieurs thématiques : l'eau (Swimming in the Wake), la terre (Dive into the Forest), l'air (Float in the Clouds) et la réalité destructrice de notre impact sur l'écosystème (Burn).

La lumière et les couleurs guident le public entre les salles où sont exposées les oeuvres de près de 50 artistes contemporains. Le temps de la biennale, cet ancien palais de justice est passé du statut de ruine à celui de labyrinthe vivant de la créativité.

Qu'est-ce qui se cache derrière les thèmes de cette année ?

Cette édition de la Biennale reflète une pluralité de visions de la conservation d'oeuvres d'art. Plutôt que de fonctionner selon une hiérarchie traditionnelle avec un directeur artistique unique et des conservateurs aux rôles distincts, nous avons voulu créer une synergie qui s'inscrit dans l'esprit même de notre collaboration.

Salimata Diop, Cindy Olohou, Marynet Jeannerod et moi-même, nous avons façonné cette dynamique en collaborant étroitement avec des cabinets d'architecture et de design, tels que Clémence Farrell et Studio Abdou Diouf, pour concevoir une scénographie harmonieuse. Cette collaboration a permis de tisser une cohérence entre les espaces architecturaux et les mises en scène artistiques.

En réalité, les idées ayant façonné cette Biennale ont émergé d'un collectif d'artistes et de curateurs appeléEaux Fortes, qui travaillait sur une exposition centrée sur des problématiques écologiques telles que la catastrophe climatique et l'extractivisme.

C'est de ce rassemblement de femmes qu'est née la partie centrale de la biennale : l'exposition "On s'arrêtera quand la Terre rugira", mettant en avant des artistes commeLaeïla Adjovi, Beya Gille Gacha, et Cléophée R.F. Moser. En tant que co-commissaires, nous avons ensuite invité d'autres artistes et élargi cette thématique, explorant les conséquences des violences sociales et environnementales.

Pour moi, il était essentiel d'inviter des artistes dont les oeuvres sont empreintes de tendresse, d'intimité et offrent une dimension humaine aux perspectives de crise. Je suis convaincue que, de cette manière, des connexions peuvent être établies et devenir une forme de réparation.

C'est dans cette optique que nous avons inclus des artistes tels que Manuela Lara, Wolff Architects, Louisa Marajo, Fabiana-Ex-Souza, Mouawad + Laurier, Moufouli Bello et Némo Camus. Leur présence permet au public de vivre des moments de répit, une respiration entre la rage et la confrontation aux urgences liées à l'effondrement écologique.

Quels messages les artistes de la Biennale de Dakar veulent-ils transmettre ?

Nous percevons cette biennale comme un manifeste, un refus d'être réduit au silence. Il ne s'agit pas d'un message utilitaire imposé par les artistes, mais plutôt d'une expérience émotive et sensorielle qui touche les visiteurs. Les émotions ressenties dans l'exposition empêchent les spectateurs de détourner le regard, tout en veillant à ce qu'ils soient accompagnés et pris en charge face aux dures réalités de l'extractivisme, du néocolonialisme, des déchets et de la surconsommation.

L'exposition offre une texture qui établit une relation matérielle avec notre manifeste, allant au-delà d'un simple cri d'alarme ou d'un appel à l'éveil. Elle met en lumière une multitude d'approches pour réparer les blessures corporelles et environnementales.

Un exemple marquant est l'installation primée d'Agnès Brézéphin (Martinique), Fil(s) de soi(e), qui représente un corps empli de fils, de boutons et d'objets brodés.

De son côté, l'artiste haïtienne Gina Athena Ulysse présente For Those Among Us Who Inherited Sacrifice, Rasanblaj!, une oeuvre composée de cauris et de calebasses, installés en dialogue avec des textes d'archives. Cette oeuvre constitue un moyen d'assumer une responsabilité face à l'héritage de l'esclavage transatlantique.

L'artiste kényane Wangechi Mutu présente A Palace in Pieces, une oeuvre intitulée Mountain Mama, en référence aux Mau Mau, installée avec un extrait du poème Prayer for Peace [Prière pour la paix] du premier président sénégalais Léopold Senghor, créé à partir de terre rouge. Cette terre tamisée s'étend jusqu'à une statue de la matriarche Mountain Mama, qui domine l'ancien palais de justice suprême. L'oeuvre est à la fois une invitation et une confrontation. Elle incite le spectateur à pénétrer profondément dans la salle pour rencontrer la figure de la matriarche face à face.

Toutes ces installations sont ancrées dans des pratiques féministes uniques, allant de la Martinique à Haïti, en passant par le Kenya, et nourries par la diaspora, notamment aux États-Unis. Elles sont liées par cette insistance créative à confronter les héritages de la violence tout en écrivant de nouvelles histoires de résistance et de libération.

Introduire une telle perspective militante dans le commissariat d'exposition et le processus créatif d'une biennale est une proposition audacieuse. Une proposition que nous espérons concrétiser à travers nos infrastructures de soin et la volonté des artistes de répondre brillamment à notre appel thématique.

Kara Blackmore, Curator of Urban Room, School for the Creative and Cultural Industries, UCL

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