Centrafrique: Course-poursuite à Bangui

En juin dernier, la Cour pénale internationale sait déjà qu'elle va tomber en panne de procès en 2025. Une information lui parvient, permettant de localiser un chef local anti-balaka en Centrafrique, Edmond Beina. Mais il est recherché à la fois par La Haye et par la Cour pénale spéciale de Bangui. Un bras de fer inédit s'engage alors entre les deux institutions.

16 juin 2024. Ce dimanche n'est pas tout à fait comme les autres à Bangui, la capitale de la République centrafricaine (RCA). L'ancien chef de groupe local anti-balaka, Edmond Beina, est interpellé par une équipe de l'Unité spéciale de police judiciaire de la Cour pénale spéciale centrafricaine (CPS) appuyée par la gendarmerie centrafricaine avec, confirment des sources proches des deux tribunaux, l'appui logistique de la Cour pénale internationale (CPI) qui a fourni le renseignement permettant de localiser l'homme recherché pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité.

« Jusqu'à présent, personne n'a été amené à rendre des comptes pour les crimes atroces commis à Guen et l'impunité continue de prévaloir en République centrafricaine », se félicite quelques jours après Lewis Mudge, directeur pour l'Afrique centrale à Human Rights Watch, dans un communiqué. « La Cour pénale spéciale a la possibilité de changer cette trame narrative et de rendre enfin une certaine justice aux victimes et à leurs familles, qui l'attendent depuis très longtemps. »

La CPI a financé l'opération, nous indiquent deux sources. Mais elle a, semble-t-il, aussi commis l'erreur de ne pas s'accorder en amont avec le ministère centrafricain de la Justice. Lorsque le tribunal de La Haye l'appelle pour demander son transfert, ce dernier selon nos sources ne « retrouve pas » immédiatement le mandat d'arrêt sous scellés, émis le 7 décembre 2018 par la CPI contre Beina. L'homme est accusé d'attaques meurtrières perpétrées contre des civils musulmans notamment à Guen, à l'Ouest de la RCA, au début de l'année 2014, alors qu'il était chef de groupe local des anti-balaka, des Centrafricains regroupés en une milice d'auto-défense ayant pris les armes en 2013.

Subordonné de Mokom et Ngaïssona

Ce mandat précise qu'il aurait commis ces crimes dans le cadre de la politique mise en place, notamment, par deux dirigeants anti-balaka, Patrice-Édouard Ngaïssona, dont le procès s'achève cette semaine à La Haye, et Maxime Mokom, pour lequel le procureur de la CPI a abandonné brutalement toutes les charges en 2023 : un acte de reconnaissance par Karim Khan de la faiblesse de son dossier, mais qui a suscité l'incompréhension des autorités de Bangui. Un an avant, Khan avait annoncé l'arrêt de ses enquêtes en Centrafrique, où l'on a aussi pris note qu'il n'y a pas mis les pieds en tant que procureur de la CPI.

Il faudra donc quelques jours pour « retrouver », chez le procureur général de Bangui, ledit mandat de la CPI - dont les scellés ne seront levés que le 7 novembre 2024. Pendant ce temps, les magistrats de la CPS, le tribunal hybride centrafricain basé à Bangui, agissent sans tarder. Ils ont l'avantage d'être sur leur terrain, mais également des raisons de penser que la CPI va tout faire pour obtenir Beina. Pour une raison principale : la panne de procès qui s'annonce à l'horizon de la mi-2025.

Une pièce maîtresse

Pour la CPS, Beina est la dernière pièce, maîtresse, d'une enquête préliminaire ouverte par son procureur en mai 2019, sur les attaques survenues début 2014 à Guen. Lorsqu'il est arrêté, trois hommes sont déjà en prison à Bangui et un autre sous contrôle judiciaire dans ce dossier. Beina sous les verrous, l'instruction avance rapidement vers sa conclusion. La clôture de l'instruction dans ce dossier a été signée, selon nos informations, ce vendredi 6 décembre à Bangui.

C'est le mandat d'arrêt de la CPS, en date du 3 mai 2022, et non celui de la CPI, qui a été présenté à l'ancien chef de groupe anti-balaka lors de son interpellation le 16 juin 2024. C'est ensuite devant le cabinet d'instruction de la CPS qu'il a effectué sa première comparution, à huis clos, le lendemain, 17 juin. Et c'est le surlendemain que les juges d'instruction de la CPS ont écrit au ministre centrafricain de la Justice, précisant avoir inculpé et placé en détention provisoire Beina, « de sorte, ajoutent-ils, qu'il ne peut sortir sans décision contraire de notre cabinet ».

La lettre des juges d'instruction, dont Justice Info a pu avoir lecture, aurait eu pour effet de suspendre un ordre de transfert déjà signé par le ministre de la Justice, sur demande de la CPI. « Ils étaient désespérés, ils avaient besoin de Beina pour appuyer leur demande de budget pour l'année 2025, et ils ne le cachaient pas », témoigne, sous couvert de l'anonymat, un haut fonctionnaire judiciaire travaillant à Bangui.

Cinq co-accusés en prison à Bangui

La logique judiciaire semble pencher pour la CPS. Les faits ont eu lieu en Centrafrique, les auteurs et les victimes sont centrafricains, les cinq suspects du même dossier sont en prison à Bangui, où l'affaire est instruite depuis 2020. De surcroît, la règle de « complémentarité » voulue par le Statut de la CPI et mise en avant par le procureur Khan à peine deux mois plus tôt dans un document de politique générale, voudrait que La Haye ne se saisisse d'une affaire que si le pays concerné « ne veut pas ou ne peut pas » la juger.

Certes, dans la situation dite « Centrafrique II », ouverte en 2014 par le tribunal de La Haye, « la Centrafrique avait, en effet, saisi la Cour pénale internationale dans un contexte où nous n'avions pas la capacité de juger », rappelle le ministre centrafricain de la Justice, Arnaud Djoubaye Abazène, en réponse à une question posée concernant l'affaire Beina, lors d'un débat public organisé le 3 décembre à La Haye en marge de l'Assemblée des États parties à la CPI. « Mais, dit-il, depuis la mise en place de la Cour pénale spéciale, nous avons la capacité matérielle de poursuivre les crimes qui se perpétuent dans notre territoire et la volonté y est. »

Dans l'affaire Beina, le ministre estime qu'il y a « conflit de compétence positif, où la Cour pénale internationale estime qu'elle est compétente pour juger et où la Cour pénale spéciale estime également qu'elle est compétente ». Il appartient, précise-t-il, à la chambre préliminaire de la CPI de trancher sur la requête en irrecevabilité qu'il a lui-même transmise, pour contester la compétence de la Cour internationale, le 22 octobre dernier. C'est un copieux document de plus de 50 pages, sans compter les multiples annexes, dont une version expurgée a été rendue publique le 14 novembre.

La requête précise, notamment, que la CPI n'a pas émis de mandats d'arrêt contre les co-accusés de Beina, à savoir Mathurin Kombo, François Boybanda, Philémon Kahéna et Dieudonné Gomitoua. Dès lors, « la CPI ne pourrait juger qu'Edmond Beina, laissant le soin à la CPS de juger les autres co-inculpés ». « Mais dans tous les cas, reprend le ministre centrafricain, l'esprit du Statut de Rome est absolument clair : la Cour pénale internationale intervient subsidiairement lorsque l'État n'a pas la volonté ou n'a pas la capacité. Ici, nous avons la capacité et la volonté, donc on attend..., on attend la décision de la Cour. »

Jointe par téléphone, Sonia Robla, représentante de la CPI et cheffe du bureau local de la Cour à Bangui, souligne que la chambre préliminaire a demandé au greffe d'aider Beina à trouver un avocat, qui n'a pas encore été désigné. Elle explique que la prochaine étape pourrait être maintenant « que la chambre demande à toutes les parties, y compris au bureau du procureur, de faire des observations » avant de prendre une décision sur la recevabilité de l'affaire.

Bon sens et économie judiciaire

Sa requête, qui souligne par ailleurs les progrès de la coopération avec la CPI, est un plaidoyer en faveur de la CPS. « Le bon sens et la notion d'économie judiciaire commandent qu'un seul procès ait lieu pour les cinq co-accusés, au lieu de deux procès se partageant un inculpé à la CPI et quatre inculpés à la CPS. Enfin, il est indéniable qu'un procès devant la CPS serait plus rapide et moins couteux, en particulier au regard des frais de transport des témoins et des frais d'interprétation. Tous les magistrats de la CPS sont francophones, certains parlant aussi le sango, et ont une connaissance approfondie du contexte centrafricain », explique le document.

Le ministre suggère cependant que certains autres dossiers ont été délicats à digérer à Bangui. « Je voudrais parler de la coopération entre l'État centrafricain et la Cour pénale internationale, par exemple dans le dossier Mokom », ajoute-t-il. « Au niveau national, il a été condamné et on a envoyé un mandat d'arrêt pour que l'on puisse nous le remettre [la défense de Mokom, qui a été libéré par la CPI, assure qu'il n'a pas reçu le mandat]. Les victimes sont restées perplexes par rapport à ce qui s'est passé. Nous allons davantage travailler pour qu'il y ait une coopération et une complémentarité plus agissantes entre la CPI et les juridictions nationales, dont fait partie la CPS. »

Mais pour Robla, Beina n'a pas fait l'objet d'une attention particulière de la part de la CPI. Elle se réfère à une « procédure standard » qui implique que « dès qu'une personne est arrêtée en raison d'un mandat d'arrêt notifié par la CPI, les États parties ont l'obligation de coopérer et d'engager toutes les procédures nationales pour la remise et le transfert à la CPI ». La cheffe de l'information publique de la CPI nie aussi que la Cour de La Haye ait été guidée par la pression budgétaire et la perspective de n'avoir aucun accusé dans le box à la mi-2025. « Pour nous, tous les mandats d'arrêt ont la même importance. La Cour n'a jamais eu autant d'activité qu'aujourd'hui », ajoute-t-elle. « Nous enquêtons dans douze pays, nous avons des ordonnances de réparation, nous avons 30 mandats d'arrêt. Notre mandat d'arrêt [pour Beina] a été émis en 2018, les autorités nationales étaient informées. Avons-nous besoin d'une autre raison pour attendre d'un État partie qu'il coopère avec la Cour ? »

La décision de la chambre préliminaire est en attente.

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