Congo-Kinshasa: Avec les oubliés du Nord-Kivu

Au Nord-Kivu, les habitants des villages de Maboya-Loya et de Kikere n'ont pas encore vu un centime des millions de dollars de réparations versés au Congo par l'Ouganda, pour les violences perpétrées par des militaires ougandais, il y a un quart de siècle. Une partie des sommes payées à la suite d'une décision de la Cour internationale de justice, a été reversée en Ituri et à Kisangani, tandis qu'une autre partie pourrait avoir été détournée.

Maboya-Loya, axe Butembo-Beni (Nord-Kivu). Sans la pancarte de l'école portant son nom et la publicité pour ses ananas réputés, vendus dans un hangar par une influente organisation des agricultrices de la région, à hauteur de la route, l'escarpement de Maboya-Loya pourrait passer inaperçu aux yeux des usagers de l'axe Butembo-Beni. Pourtant, cet endroit est historique et identifié comme ayant connu, en novembre 2000, il y a un quart de siècle, l'un des odieux crimes des militaires ougandais déployés à l'époque dans l'est de la République démocratique du Congo (RDC). Ceux-ci venaient en appui aux rébellions nées trois ans plus tôt lors de l'arrivée au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila, à la tête de la RDC. Aujourd'hui, des bananiers ont poussé sur les décombres des cases calcinées, mais les habitants sont restés, paupérisés.

« Il y avait une belle ambiance dans notre village. Des logements, des bars qui vendaient de la kasiksi [boisson indigène brassée à base de banane], qui faisait la joie des usagers de l'axe Butembo-Beni (54 kilomètres) qui pouvaient décider d'y passer la nuit en vue d'avaler quelques gorgeons et de consommer de la bonne viande de vache qui nous venait des fermes alentour », témoigne Kakule Luhimbo, l'un des chefs coutumiers de Maboya-Loya, qui a perdu son dynamisme. « Lorsque les militaires ougandais nous ont attaqué, ils ont tué une dizaine de civils, certains calcinés dans des cases, et incendié au moins 40 maisons », se rappelle-t-il.

A notre arrivée, un dimanche d'octobre, les rescapés des crimes ougandais s'étaient donné rendez-vous en vue de préparer la commémoration du 24e anniversaire de l'attaque. Une messe de prière pour le repos des âmes de leurs proches était projetée pour le 1er novembre, date de l'attaque de Maboya-Loya par des militaires ougandais (UPDF). Un silence pesant sortait des cases perdues dans les bananiers de ce village qui a connu une autre attaque meurtrière, cette fois des rebelles islamistes d'origine ougandaise des Forces démocratiques alliées (ADF) qui, le 20 octobre 2022, ont incendié le centre hospitalier et tué sept personnes, y compris une religieuse qui servait comme médecin.

Un mercredi noir

D'après le rapport Mapping des Nations unies, qui répertorie plus de 600 crimes graves commis en RDC entre mars 1993 et juin 2003, « le 1er novembre 2000, les militaires ougandais ont tué entre sept et onze personnes au cours d'une attaque contre les populations du village de Maboya et Loya, à 16 kilomètres au nord de la ville de Butembo », en représailles à la mort de quatre des leurs, tués quelques heures plus tôt par des miliciens Mai-Mai. Les enquêteurs des Nations unies notent que les militaires ougandais avaient attaqué sans discrimination les habitants du village, faisant également 43 blessés. « Certaines victimes ont été tuées par balles et d'autres sont mortes brûlées vives », révèle ce rapport plusieurs fois cité par les juges de la Cour internationale de justice qui ont sommé l'Ouganda à payer plus de 320 millions de dollars de réparations pour ses activités illégales commises en RDC.

A Maboya-Loya, victimes et rescapés gardent leurs mémoires fraiches quant à ces crimes subis en 2000. Emmanuel Sivanzire, 52 ans, se rappelle que c'était un mercredi, le jour du marché, que le malheur s'est abattu sur le village. « Nous nous sommes bien réveillés : certains sont partis aux champs, d'autres au marché, et les enfants en âge scolaire étaient à l'école. Comme dans la plupart de nos villages, le jour du marché est un jour du repos pour les paysans qui en profitent pour vendre leurs récoltes et se ravitailler du nécessaire. J'ai très tôt quitté le champ et j'ai fait chemin avec des miliciens qui avaient visiblement pris des vaches de force dans une ferme pour les ramener dans leur quartier général à Mabuku (7 kilomètres). Ils savaient que les militaires ougandais venaient se ravitailler au marché et ils leur ont tendu une embuscade pour se ravitailler en armes », témoigne-t-il, révélant qu'au cours de cette embuscade, au moins cinq militaires ougandais perchés sur un camion avaient trouvé la mort.

Opération de représailles

Pris de panique, certains habitants avaient fui le village. D'autres qui s'y trouvaient encore ont été surpris par des militaires ougandais venus de Beni et Kabasha, au nord, pour venger leurs frères d'armes. « Ils ont taxé notre village d'être un quartier de miliciens. Sans pitié, ils ont cassé les portes des maisons, pillé le bétail, tué des civils dont certains s'étaient cachés sous les lits. Puis ils ont incendié au moins 40 maisons. C'était une opération très expéditive qui n'a duré qu'une heure, de 17h à 18h30, et ils sont repartis », se rappelle Emmanuel Sivanzire, assis sur une chaise, à hauteur de l'endroit où était érigée la case de sa famille.

Pendant l'opération de représailles, son voisin Dominique Kagheni qui se cachait dans une case de paille, a décidé de sortir de la maison quand il a vu le feu venir du plafond. « Je me suis dit mieux vaut mourir d'une balle dans la tête que d'être brulé vif. Je suis sorti et je me suis jeté dans une bananeraie à côté. Une voisine avec qui l'on était caché dans la maison n'a pas pu se sauver. Elle avait déjà reçu une balle. Elle est morte brûlée vive », regrette-t-il.

Gervais Maliro avait trois ans, mais se rappelle avoir été abandonné. « Mes parents étaient au champ, et notre voisin nous avait pris, moi et d'autres petits du village pour tenter de nous mettre à l'abri. A l'arrivée des militaires, il s'est sauvé. [C'étaient] des militaires ougandais. Certains ont menacé de me tuer et d'autres ont argué que j'étais un pauvre enfant, innocent. Ils m'ont épargné. Et quand j'ai rejoint notre case, je l'ai trouvée consumée, j'ai croisé des cadavres et une famille voisine brulée vive : c'était une vieille, la grand-mère du village et ses petits-fils, mes amis », témoigne-t-il. « Je ne comprenais rien. C'était un malheur de vivre cela à mon âge ».

Georgette Nyumu est une femme leader du village qui suivait toute la scène depuis une ferme d'en face. « C'était méchant. Je suivais tout de loin et je voyais des fumées sortir des maisons consumées », confie-t-elle à Justice Info. « A notre arrivée dans le village, nous avons trouvé un désastre : ils ont fusillé des porcs, des chèvres, ils ont tué nos proches. Le lendemain matin, avec des vieux du village et des agents de l'État, nous avons entamé la fouille des décombres pour récupérer les cadavres. Alors que l'on s'apprêtait à les ensevelir, nous avons aperçu les militaires ougandais revenir. Ils étaient à bord de leurs véhicules Mamba, bien armés. On craignait qu'ils viennent poursuivre leur besogne. Heureusement, j'avais un drapeau de la Croix-Rouge que j'ai haussé. Ils l'ont vu et sont repartis », témoigne-t-elle.

Pas un centime de réparation

Pendant 25 ans, les survivants ont réussi à préserver les traces de ces crimes : la fosse commune dans laquelle les victimes avaient été ensevelies est bien repérée et le village s'y recueille à chaque anniversaire de ce triste évènement. Le chef coutumier Kakule Luhimbo a affirmé à Justice Info que cet espace allait accueillir un monument à la mémoire des victimes.

Les victimes sont au courant du début de l'opération d'indemnisation des victimes des crimes commis par l'Ouganda en RDC, mais craignent d'être oubliées par les autorités - qui ne semblent cibler que les victimes à Kisangani et en Ituri. « Plus de 100 millions [USD] d'indemnisation, c'est beaucoup, plus que les 10 millions alloués aux victimes de Thomas Lubanga et un million pour celles de Germain Katanga. Si on nous donne même un million, ça peut essuyer nos larmes et nous aider à reconstruire notre village », affirme Emmanuel Sivanzire qui, en attendant, procède à l'identification des victimes et des préjudices subis.

Dans son jugement de 2022 ordonnant les réparations, la Cour internationale de justice (CIJ) déplorait que « la RDC n'[ait] pas donné, ainsi que la Cour l'avait invitée à le faire, d'explication satisfaisante de sa méthode de calcul des dommages qui auraient été causés aux biens à Kisangani, Beni et Butembo, lieux où il est notoire que les UPDF opéraient ». Elle observait cependant qu'« en ce qui concerne les opérations des UPDF à Beni et Butembo, le rapport Mapping confirme plusieurs cas de destructions matérielles considérables » et demandait plus loin qu'« aux fins de la répartition des indemnités, les administrateurs du fonds [soient] encouragés à envisager également la possibilité d'adopter des mesures bénéficiant à l'ensemble des communautés touchées », soit donc également au Nord-Kivu.

D'un crime à un autre : le cas de Kikere

Une semaine après le massacre de Maboya-Loya, les militaires ougandais s'était illustrés dans un autre crime, cette fois à Kikere, un autre village du territoire de Beni situé à une dizaine de kilomètres au Nord-Ouest de Butembo. Comme à Maboya-Loya, à Kikere, c'était un mercredi lorsque des miliciens Mai-Mai ont attaqué un convoi de militaires ougandais qui escortaient des camions transportant des minerais exploités illicitement.

Le rapport Mapping note qu'en guise de représailles, les militaires ougandais s'étaient, au lendemain de l'incident, rendus coupables d'actes de meurtre et de pillage. Le 9 novembre 2000, ils « ont tué sans discrimination 36 personnes dans le village de Kikere, à proximité de Butuhe, au nord de Butembo. Les militaires ont tiré aveuglement sur les civils au fusil et au lance-roquettes. Certains civils sont morts brulés vifs dans leurs maisons. Les militaires ont aussi tué systématiquement les animaux domestiques et détruit les biens des civils », note le rapport.

A Kikere, les rescapés se souviennent encore de ce jour de novembre, où les violences sont venues gâcher le mariage d'un fils du village. « C'était un mercredi matin. On venait à peine de puiser de l'eau pour le mariage de notre frère. A peine arrivés au rond-point qui mène à Muhila et Rwaha, nous avons aperçu des militaires ougandais qui ont immédiatement tiré dans notre direction. A leur arrivée, ils ont aperçu un hangar aménagé par les vieux pour accueillir la célébration du mariage. A l'époque, dans nos villages, on construisait des hangars couverts de feuilles de bananiers. Ils l'ont assimilé à une maison de fétiche pour les miliciens. C'était une catastrophe », témoigne Kavugho Mwamini qui venait d'avoir son premier bébé, alors âgé de deux mois. Du coup, des militaires ont commencé à piller des maisons, à en incendier d'autres et à tuer des civils, essentiellement des hommes qu'ils accusaient d'être des miliciens.

Ngunza Mapasa, 24 ans à l'époque, affirme avoir perdu quatre de ses proches dans cette attaque, dont son frère ainé. Alors qu'il s'apprêtait à rejoindre l'école, il affirme avoir entendu des tirs nourris qui l'ont contraint de regagner la case de ses parents. « Nous étions restés seuls avec papa au village. Lui était déjà sorti faire paître les chèvres quand les Ougandais sont venus. C'était vers 6 heures. De loin, j'ai aperçu des fumées sortir des cases consumées. J'ai pris la direction de Butembo via la brousse. La maison où je me cachais avait été brûlée, et à son retour au village mon père pensait que j'y avais été brulé vif. Heureusement non », révèle-t-il.

Les militaires s'étaient retirés du village avec une dizaine de femmes qu'ils ont conduit dans leur prison à Butembo. « Ils nous taxaient d'être des épouses de miliciens. En prison, ils nous disaient qu'ils avaient déjà tué nos maris. C'était un traumatisme hors pair. En plus, ils nous ont torturé, on avait des plaies partout », témoigne Mwamini Kavugho, l'une des prisonnières de guerre. « Dans le véhicule qui nous a conduites à la prison, il y avait du sang partout, des bétails et d'autres biens pillés comme des vélos qui représentaient nos richesses à l'époque », ajoute-t-elle.

Le village disparu

Plus de 20 ans après, le village a disparu. Les maisons ont cédé place aux bananiers et aux eucalyptus qui cachent les traces de crimes. Quand on demande à Kakule Kayenga qui vit depuis lors dans son champ à Lukeke, il affirme sans hésiter : « Quand je passe par Kikere, j'ai des mauvais souvenirs qui me viennent en tête. Depuis ce jour-là, je vis comme déplacé, et je ne peux plus y retourner », confie ce sexagénaire qui a perdu ses deux frères dans l'attaque.

« Actuellement, nombreux de mes co-villageois errent faute d'adresse. On paye des loyers alors que l'on avait nos maisons et que l'on était heureux chez nous. Qu'ils nous aident à construire, peut-être ailleurs. A Kikere, ça ne sera plus possible. On a des mauvais souvenirs et le traumatisme persiste », recommande Marie Vuvuya, une enseignante du village.

Nord-Kivu, les victimes oubliées ?

A Butembo, l'association Colibri RDC aide les victimes dans la quête de la vérité, la justice et les réparations. Elle les appuie dans l'identification de toutes les victimes et des préjudices subis en vue de les aider à bénéficier des réparations en cours à Kisangani.

« L'Ouganda a déjà payé trois tranches sur les cinq convenues. Ce sont des millions de dollars américains qui sont déjà disponibles pour les réparations. On aimerait que les victimes du Nord-Kivu puissent également être prises en compte au même titre que celles d'ailleurs où des faits similaires imputables à l'armée ougandaise avaient été commis », affirme l'avocat congolais de l'association, Richard Ndekeninge. Il s'inquiète de l'inattention des responsables du Fonds spécial de répartition de l'indemnisation aux victimes des activités illicites de l'Ouganda en RDC (FRIVAO) sur la situation des victimes du Nord-Kivu.

Malgré nos questions, les responsables du Fonds ne se sont pas exprimés sur ce point.

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