«Dans une société inclusive, équitable et démocratique comme la Tunisie, il est primordial que l'État joue son rôle pour réaliser la justice sociale afin de contribuer au développement et à la cohésion sociale du pays», souligne le représentant de l'Unicef en Tunisie.
Les résultats du programme de recherche conjoint sur la pauvreté, les politiques sociales et la protection sociale en Tunisie ont été dévoilés lors d'un atelier de restitution tenu à Tunis hier lundi 9 décembre, auquel ont pris part les protagonistes des études élaborées à cette fin, à savoir le ministère des Affaires sociales, le Centre de recherches et d'études sociales et l'Unicef. Un programme qui tombe à pic puisque la Tunisie, consciente de l'importance de ces questions a pris, le devant et a rejoint l'Alliance mondiale contre la faim et la pauvreté, lancée le 18 novembre 2024, lors de l'ouverture des travaux du Sommet du G20.
Partant des recherches empiriques effectuées autour de l'impact de l'inflation sur les familles vulnérables et leurs enfants, des allocations pour les enfants, et sur le profil et les déterminants de la pauvreté, ce travail minutieux et colossal vise en premier lieu la concrétisation d'un projet ambitieux aboutissant à l'universalisation des allocations pour les enfants dans notre pays. Dans une approche empirique, une analyse de simulation du coût de la faisabilité de l'impact macroéconomique, des effets socioéconomiques et des rendements à long terme a été élaborée dans le cadre de ces recherches.
La réforme du système de sécurité sociale est inéluctable
Pour revenir aux tenants et aboutissants de ces travaux de recherche, il est utile de rappeler qu'en 2022, et parallèlement à la mise en oeuvre de l'allocation mensuelle pour les enfants de 6 à 18 ans inscrits à l'Amen Social, le ministère des Affaires sociales (MAS), le Centre de recherches et d'études sociales (Cres) et l'Unicef Tunisie ont mis en oeuvre un agenda de recherche visant à rassembler des évidences pour améliorer les connaissances sur la pauvreté des enfants afin de renforcer le système national de protection sociale pour les enfants. L'agenda de recherche a été conçu pour fournir des données et des analyses pertinentes susceptibles d'influencer l'élaboration des politiques nationales, y compris l'évaluation de la pauvreté et de la vulnérabilité des enfants, les impacts des chocs économiques sur les populations vulnérables, les impacts socioéconomiques des allocations destinées aux enfants sur ces derniers et les familles, et l'élaboration d'une étude pour l'investissement dans une protection sociale sensible aux besoins des enfants en Tunisie.
Le ministre des Affaires sociales, Issam Lahmar, a déclaré dans son allocution, lors de l'ouverture des travaux, qu'en dépit des acquis en matière de sécurité sociale et d'amélioration de la qualité de vie, certains services sont en deçà des attentes, comme l'atteste l'indice de développement humain, notamment dans les domaines de la santé et de l'éducation, d'où la nécessité de procéder à de profondes réformes en vue d'éviter les pressions dues au changement démocratique dans notre pays et de répondre aux aspirations des citoyens et en particulier les enfants et ceux qui vivent dans la précarité. Il a insisté sur le droit à l'éducation, à la santé et aux aides sociales.
Issam Lahmar a rappelé que le Président de la République accorde une grande importance aux enfants, et aux jeunes et aux citoyens qui sont en situation de précarité, soulignant à ce titre les grandes lignes de la politique sociale de l'Etat s'instaurant dans le cadre de la concrétisation du principe de l'égalité des chances et l'amélioration des conditions de vie des enfants et des familles. A cet effet, le ministre a insisté sur la réforme du système social dans notre pays avec la collaboration des différents départements ministériels de l'Etat. Il a aussi rappelé à cette occasion que le premier objectif de développement durable (ODD) vise la fin de la pauvreté et la lutte contre les inégalités sous toutes leurs formes. La sécurité sociale est un facteur incontournable dans cette lutte, a-t-il fait savoir, insistant à la fin sur les nouveaux textes de loi adoptés pour que tous les citoyens puissent bénéficier de la sécurité sociale.
L'Unicef plaide pour une allocation universelle pour les enfants
De son côté, le représentant de l'Unicef en Tunisie, Michel Pichoux, a souligné que cette initiative émane de la conviction de l'Unicef que les évidences rigoureuses permettent d'engager des réformes pour un système national de protection sociale résilient et inclusif qui permet de combattre la pauvreté, la vulnérabilité des enfants et qui favorise la réalisation des droits des enfants. «L'Unicef travaille depuis des années avec le gouvernement tunisien et le ministère des Affaires sociales pour appuyer la mise en oeuvre du socle de protection sociale et plus particulièrement sa composante allocations pour les enfants de zéro à dix-huit ans». Et d'ajouter: «Nous nous réjouissons que l'institutionnalisation de ces allocations de zéro à dix-huit ans soit inscrite dans le budget de l'Etat et fasse l'objet d'un projet de loi».
Michel Pichoux a mis en valeur l'investissement de la Tunisie indépendante dans le jeune et l'enfant comme capital humain après l'indépendance. L'Unicef se réjouit que la Tunisie rejoigne l'alliance globale contre la faim et la pauvreté mise en place lors du G20 au Brésil, a-t-il observé. «Les engagements pris par la Tunisie pour la mise en oeuvre de ces objectifs incluent un élargissement de la couverture qui touchera les enfants par des allocations mensuelles, ce qui permettra de renfoncer le contrat social entre l'État et les citoyens et de réduire la pauvreté. Nous sommes persuadés qu'une allocation universelle pour les enfants permet d'assurer la justice sociale».
«Dans une société inclusive, équitable et démocratique comme la Tunisie, il est primordial que l'État joue son rôle pour réaliser la justice sociale afin de contribuer au développement et à la cohésion sociale du pays», souligne le représentant de l'Unicef en Tunisie.
Dans ce même contexte, l'étude estime qu'une allocation universelle pour enfant (AUE) de 432 DT par enfant et par an (36 DT par enfant et par mois) coûterait environ 1,5 milliard de DT par an, soit 1,6% du PIB. Elle suggère qu'avec 30% du financement couvert par le budget national et 70% par les systèmes contributifs de sécurité sociale, le gouvernement devrait allouer 1,4% de son budget à ce programme. L'analyse macroéconomique indique que l'AUE n'aurait pas d'impact négatif sur la croissance du PIB, l'inflation ou l'offre de travail. En cas de financement externe par des dons et des prêts, l'AUE pourrait avoir une influence positive sur la croissance économique, étant donné que les recettes fiscales supplémentaires générées pourraient compenser les coûts du financement externe.
Ainsi, les impacts socioéconomiques potentiels sont significatifs, car l'AUE serait progressive et équitable, bénéficiant le plus aux ménages les plus pauvres. Elle réduirait la pauvreté des enfants de 25,9% à 6,9%, pour un coût de 2.278 DT par enfant sorti de la pauvreté. Les avantages à long terme comprennent l'amélioration du capital humain et la croissance économique. Les recommandations comprennent l'intégration de l'AUE dans le système de sécurité sociale, l'exploration des options de financement externe, l'amélioration des mécanismes d'identification et de soutien des enfants vulnérables, et la mise en oeuvre de réformes structurelles pour assurer la viabilité financière du programme.
Profil et déterminants de la pauvreté : les zones rurales touchées de manière disproportionnée
Selon l'étude présentée, le taux de pauvreté est passé de 15,2% à 16,6% entre 2015 et 2021, touchant 1,95 million de personnes. La pauvreté des enfants est particulièrement sévère, avec 26% des enfants vivant dans la pauvreté et 5,1% dans l'extrême pauvreté. La région du Centre-Ouest a le taux de pauvreté (37%) et le taux de pauvreté des enfants (50,8%) les plus élevés, contribuant de manière significative aux niveaux de pauvreté nationaux. Les zones rurales sont touchées de manière disproportionnée, avec des taux de pauvreté presque deux fois supérieurs à ceux des zones urbaines.
Les ménages dont le chef est au chômage ou travaille dans le secteur agricole en tant qu'ouvrier ou exploitant agricole sont les plus exposés au risque de pauvreté, ce qui souligne l'existence d'un problème de travail pauvre dans le pays. Près de la moitié des pauvres vivent dans la pauvreté chronique, et le risque de pauvreté chronique est beaucoup plus élevé pour les ménages avec enfants, un phénomène qui favorise la transmission intergénérationnelle de la pauvreté.
La couverture de la protection sociale est d'environ 75%, mais des lacunes importantes subsistent, en particulier pour les enfants, puisque 20,5% des enfants de moins de six ans et 26,8% des enfants âgés de 6 à 17 ans ne sont pas couverts. L'étude souligne la nécessité d'étendre la protection sociale, en particulier pour les enfants et les familles vulnérables, et recommande des réformes structurelles pour promouvoir une croissance inclusive et améliorer l'accès à la protection sociale.
Incidence de l'inflation sur les familles vulnérables et leurs enfants
L'impact de l'inflation sur la pauvreté en Tunisie entre 2021 et 2023 a été significatif, souligne l'étude. Le taux d'inflation annuel moyen sur cette période a été de 7,8%, le plus élevé depuis trois décennies, et a atteint 9,3% en 2023. En conséquence, selon les résultats des estimations, les ménages les plus pauvres, qui consacrent plus de 40% de leur budget à l'alimentation, ont été touchés de manière disproportionnée, avec une augmentation de 21,2% de leur coût de la vie. En conséquence, le taux de pauvreté national est passé de 16,6% en 2021 à 18,4% en 2023, et l'extrême pauvreté a augmenté de 2,9% à 3,2%. La pauvreté des enfants s'est également aggravée, le taux passant de 26% à 28,4%, et l'extrême pauvreté des enfants de 5,1% à 5,8%.
Les régions du Centre-Ouest et du Nord-Ouest ont été particulièrement touchées, avec des taux de pauvreté augmentant de près de 3 points de pourcentage. Les conséquences croissantes du changement climatique, dont cinq années de sécheresse, ont un impact négatif et aggravent la situation des ménages travaillant dans le secteur agricole. Les recommandations comprennent l'indexation des transferts sociaux sur l'inflation, la création de budgets de contingence pour la réponse rapide aux chocs et l'amélioration de la couverture de la protection sociale afin d'atténuer les impacts.
Impacts du programme d'allocations pour les enfants de 6 à 18 ans
Le programme d'allocations pour les enfants de 6 à 18 ans inscrits à l'Amen Social a fourni une allocation mensuelle de 30 DT par enfant et une allocation de rentrée scolaire doublée de 100 DT par enfant pour les familles vulnérables. Basé sur les quatre vagues d'entretiens quantitatifs entre février 2023 et mars 2024 auprès de plus de 2.200 familles bénéficiaires et deux enquêtes qualitatives, le rapport de recherche conclut que «ces allocations ont amélioré la qualité de l'alimentation, l'accès aux soins de santé et le bien-être général des ménages bénéficiaires, en plus de soutenir les taux d'assiduité et d'inscription à l'école, même après des chocs économiques».
Ainsi, la recherche a montré que l'accès à la santé a été positivement impacté pour atteindre 80% en avril 2024, la rétention scolaire a pu être maintenue. En dépit du contexte économique et social, il n'y a pas eu de changement ni de signe de décrochage scolaire, avec un taux d'inscription des 6-15 ans supérieur à 95%, une majorité des familles bénéficiaires a déclaré que la qualité de la nutrition de leurs enfants s'est moyennement ou sensiblement améliorée depuis qu'ils bénéficient de l'allocation 6-18 ans et enfin le bien-être des ménages s'est sensiblement amélioré (+38%) entre décembre 2022 et mars 2024. Les recommandations pour le programme comprennent «le renforcement des capacités des travailleurs sociaux, l'amélioration de la communication et de la coordination, la garantie de la viabilité financière au-delà de 2024 et la révision de la valeur de l'allocation mensuelle pour tenir compte de l'inflation».
Dans une déclaration à notre journal en marge de la présentation de cet atelier de restitution, le représentant de l'Unicef en Tunisie, Miche Pichoux, a expliqué que l'Unicef est un partenaire du ministère des Affaires sociales et du Cres depuis de nombreuses années et que ce travail de recherches est lancée aujourd'hui avec quatre études d'une grande importance pour comprendre qui sont les ménages pauvres en Tunisie, quel est l'impact de l'inflation sur ces ménages et voir comment étendre le programme d'allocation familiale pour les enfants âgés de 0 à 18 ans à tous les enfants en Tunisie aussi bien dans le cadre du programme Amen Social qui soutient les ménages les plus pauvres ou pour les ménages sous le régime contributif. C'est un travail qui analyse les résultats du passé, établir un constat d'état des lieux et surtout formuler les recommandations susceptibles de mettre en oeuvre la généralisation des allocations pour les enfants au sein d'un socle de protection sociale en Tunisie.