Passé l'euphorie de la victoire sans appel de 60-0 de l'Alliance du Changement aux élections générales, le retour à la réalité a été très dur pour tout le monde. À commencer pour la nouvelle administration Ramgoolam qui est tombée des nues après son premier constat de l'état de l'économie. Ainsi, elle n'a été en mesure d'honorer que partiellement ses premières promesses électorales. Les salariés touchant plus de Rs 50 000, soit environ 11 % de la force ouvrière, ont appris qu'ils ne toucheraient ni le 14e mois, ni la compensation salariale. Quant aux automobilistes, ils n'ont eu droit qu'à une baisse marginale de Rs 5 sur l'essence et le diesel, alors qu'initialement, on évoquait une réduction de Rs 20 sur les prix des carburants. C'était également une mesure phare annoncée par l'Alliance du Changement dans son manifeste.
La question qui se pose est : est-ce que le Premier ministre n'a pas mis beaucoup trop vite la charrue avant les boeufs en annonçant qu'il paierait le 14e mois à quelques jours du scrutin ? Puisqu'il était clair que la population avait déjà fait le choix de sanctionner le régime sortant et que toute contre-proposition à l'annonce désespérée de Pravind Jugnauth de payer un mois de gratification additionnelle aux salariés n'était nullement indispensable. D'autant plus qu'on savait que le chiffre du PIB était artificiellement grossi du fait que les revenus générés par les sociétés de global business étaient comptabilisés comme des revenus domestiques (pas moins de Rs 90 milliards en 2023).
La population en avait assez de l'insécurité grandissante, de la prolifération du trafic de drogue, notamment dans les quartiers défavorisés, de voir le pays se muer en un État policier, de la culture de népotisme qui gangrenait les institutions - les Missie Moustass Leaks n'ont fait que renforcer cette perception - et de voir s'éroder son pouvoir d'achat à la faveur d'une politique de roupie faible.
La messe était dite. Mais, en faisant inutilement de la surenchère, l'Alliance du Changement s'est engagée sur un sentier miné. Car, en payant le 14e mois à un peu moins de 90 % des salariés, le nouveau gouvernement met, d'une part, une pression énorme à la fois sur les finances publiques, avec une ponction estimée à plus de Rs 2 milliards et sur le secteur privé qui devra trouver Rs 15 milliards non budgétées et, d'autre part, il provoque une frustration légitime chez une catégorie de salariés, parmi lesquels on retrouve des cadres et des professionnels, qui ne comprennent pas le pourquoi d'une telle discrimination à leur égard alors qu'ils sont productifs. Et qu'en est-il de la pertinence d'aller gratter encore Rs 5 milliards des caisses de la trésorerie pour verser cette gratification aux pensionnés, dont une bonne partie sont inactives économiquement parlant ?
Ainsi, dès le début de ce quinquennat, le gouvernement se retrouve dans une situation peu confortable, ayant été dans l'obligation d'alourdir la pression sur la trésorerie publique, sans toutefois satisfaire le secteur privé et une partie des salariés composant notre intelligentsia, qui pourraient se dire que l'herbe est peut-être plus verte ailleurs. Mais, qu'on se le dise, cette population est intelligente. Et à la lumière du rapport sur le State of the Economy, elle a compris qu'il faudra abattre un travail titanesque pour remettre l'économie sur les rails.
Le Premier ministre s'est montré audacieux en jouant cartes sur table. Ce, alors que nous attendons la visite d'une mission de Moody's début 2025 et que les chiffres actualisés notamment sur la dette publique calculée à 83,4 % du PIB en juin, contre des estimations initiales de 77,6 %, pourraient donner lieu à une rétrogradation de la note souveraine du pays et des risques sur l'apport en capitaux étrangers si l'on bascule dans la catégorie junk.
Le plus inquiétant, ce n'est pas que l'économie croîtra de 5,1 % au lieu de 6 % pour 2024, mais que l'État mauricien est devenu moins compétitif année après année sur la dernière décade, couplé à une gestion calamiteuse des institutions parapubliques qui ont accumulé des déficits abyssaux. Ainsi, la productivité du capital, qui mesure la valeur réelle ajoutée par une unité de capital, a été inférieure au niveau de l'année 2019, d'environ 4 %. Alors que la productivité du travail a augmenté de 1,4 % en moyenne par an sur la période de 2019 à 2023, alors que la compensation aux employés a, dans le même temps, grimpé de 7 % durant la même période. Donc, l'augmentation annuelle du coût unitaire de la main-d'œuvre a été de 5,6 %.
Autre problématique de fond : notre sur-dépendance des importations, couplée à une croissance trop molle du secteur des exportations. Sous l'ancien gouvernement, l'on s'est très peu attaqué à ce problème systémique. Ainsi, le déficit commercial a crû de 23,7 % à 32,7 % en 2022. Alors que la balance courante a enregistré un déficit annuel de 9,4 % du PIB entre 2020 et 2023.
Encore plus inquiétant : les déficits colossaux accumulés par les corps parapublics. La Metro Express Limited pourrait ainsi engranger un déficit jusqu'à Rs 2 milliards par an. Compte tenu de sa situation financière actuelle, la compagnie ne sera pas en mesure d'assumer le coût du service de l'emprunt et de faire face à l'ensemble de ses coûts opérationnels. Le Central Electricity Board est également au bord du gouffre avec un découvert bancaire de Rs 5,49 milliards. Du côté de la State Trading Corporation, elle pourrait voir son déficit se creuser à Rs 2,15 milliards d'ici à juin 2025. Alors que pour la Central Water Authority, la pression sur la trésorerie est moins importante, avec l'organisme accumulant un déficit de Rs 149 millions en juin dernier.
À force de vivre au-delà de nos moyens, on s'est cassé les dents. Aujourd'hui, des questions se posent aussi sur la soutenabilité de la Contribution sociale généralisée (CSG). Ce fonds de pension ayant pris le relais du National Pension Fund, qui devait initialement servir à payer une pension de retraite aux personnes âgées d'au moins 65 ans, est surtout utilisé comme un instrument de support au Consolidated Fund pour le versement de diverses allocations sociales. Pour l'exercice 2023-24, la position nette de la CSG accuse un déficit de Rs 3,20 milliards (des recettes de Rs 10,90 milliards contre des paiements de Rs 14,11 milliards). Pour l'exercice fiscal 2024-25, la position nette de la CSG va considérablement se dégrader avec un déficit de Rs 8,95 milliards (des recettes de Rs 12,90 milliards contre des paiements de Rs 21,86 milliards).
Dans ce contexte, le Premier ministre et ministre des Finances sera-t-il en mesure de maintenir les allocations CSG lors du prochain Budget ? Rien n'est moins sûr. Si, par exemple, la CSG Income Allowance de Rs 1 500 à Rs 3 000, qui va ponctionner Rs 10,90 milliards du fonds de la CSG en 2024-25 n'est pas reconduit, cela va provoquer des grincements de dents. Après le cadeau du 14e mois, est-ce qu'on se dirige vers une ère d'austérité ? Si on recherche l'aide du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, des conditions seront imposées. De même, l'adoption d'un Fiscal Responsibility Act impliquera une refonte de l'exercice budgétaire.