Dans la nuit du 27 au 28 octobre 2024, le groupe terroriste nigérian, Boko Haram, a attaqué une garnison tchadienne, située sur l'île de Barkaram, département de Kaya, près de la frontière nigériane. Les terroristes ont pris le contrôle de la base militaire, saccagé divers équipements et récupéré des armes avant de se retirer. Ce drame amène à se demander si Boko Haram, supposé affaibli, a repris des forces. L'attaque de Barkaram montre aussi la difficulté du Tchad et de ses voisins à lutter ensemble contre l'hydre terroriste.
L'assaut de Boko Haram coûta la vie à une quarantaine de soldats dont le commandant de la garnison. Dès le 28 octobre, le président Mahamat Idriss Deby annonçait le lancement de l'opération " Haskanite", afin de traquer les assaillants et les repousser au-delà des frontières du pays. Les îles du Lac Tchad sont isolées, dans une région marécageuse. Des éléments de Boko Haram et de sa branche dissidente, l'État islamique en Afrique de l'Ouest (ISWAP en anglais), se sont réfugiés dans cette vaste étendue, entre le Cameroun, le Niger, le Nigeria et le Tchad. Boko Haram n'est pas, un ennemi national, mais sous régional. Le Premier ministre tchadien par intérim, Abderahim Bireme Hamid, a rappelé cette dimension: L'opération " Haskanite" ne vise pas seulement à sécuriser nos paisibles populations mais aussi à mettre fin aux actions néfastes du groupe terroriste qui compromettent la stabilité de la région et de tous les pays autour du bassin du Lac Tchad.
Un ennemi sous régional
Pour combattre les groupes terroristes, les quatre pays frontaliers et le Bénin pays ont mis en place, en juillet 2015, la Force multinationale mixte (FMM), forte de 8 000 hommes, au départ. Son siège se trouve à Ndjamena. Le Nigeria et le Tchad sont les principaux pourvoyeurs de ces troupes, soit, respectivement, 3 250 et 3 000 soldats. Tandis que le Cameroun y disposait de 2 250 éléments, le Niger en comptait 200 et le Bénin 150. En 2022, les effectifs de la FMM se montaient, environ, à 10 000 soldats. La nouvelle répartition par pays n'est pas connue.
Le 23 mars 2020, une attaque similaire contre des soldats tchadiens de la base de Bohoma coûta la vie à une centaine d'entre eux. Le défunt maréchal du Tchad, Idriss Deby Itno, père de l'actuel chef d'État, avait alors déclenché l'opération "colère de Bohoma", le 31 mars, sous son propre commandement avec 6 000 soldats déployés dans la région. Des images d'hélicoptères au combat, de terroristes tués ainsi que de prisonniers, étaient montrées à la télévision tchadienne. Les soldats avaient poussé leur avancée épique jusque dans des zones situées au Niger et au Nigéria. Le Nigéria, en soutien à l'opération, avait bombardé des bords du Lac. Début avril, le président Idriss Deby Itno, qui dirigeait les opérations depuis l'île de Kaiga-Kindjiria, annonce un bilan d'un millier de terroristes tués et une cinquantaine de pirogues motorisées détruites. Dans les combats, 57 soldats avaient péri
Au sortir de l'opération "colère de Bohoma", le président Deby Itno était amer. Il se plaignait que le Tchad était "seul à supporter tout le poids de la guerre contre Boko Haram". Le 09 avril, il menaçait de retirer ses soldats de la FMM, mettant ainsi ses voisins sous haute pression. De façon explicite, il était remonté contre les soldats nigérians qui ne prennent pas le relais des Tchadiens sur le Lac. Il déplorait aussi le fait que les militaires nigériens ne puissent combattre simultanément sur leurs fronts Est et Ouest. Il leur avait lancé presqu'un ultimatum. Pour lui la secte avait été décimée a 90 a 95%. Les opérations étaient terminées, mais ses forces toujours stationnées en profondeur dans les îles du Niger et du Nigéria, attendaient de passer la main aux soldats de ces pays, au plus tard le 24 avril suivant.
Près de quatre ans plus tard, un scénario quasi-identique se joue. Mahamat Idriss Deby, comme son père, se déporte sur le terrain, et prend le commandement de la contre-offensive, dénommée Opération Haskanite. Sous ses ordres, les premières actions d'observation aérienne sont menées, jour et nuit, par l'armée de l'air tchadienne. Les positions stratégiques de Boko Haram sont localisées à Kaiga-Kindjiria. Des frappes dites "chirurgicales" sont menées pour neutraliser des terroristes, aperçus dans leurs pirogues. Parallèlement, il ordonne un mouvement en tenaille des forces terrestres, afin d'encercler et éliminer toute résistance restante, soutenue par une artillerie lourde de haute précision.
Ces succès sont tempérés par le Nigéria. Les soldats tchadiens sont soupçonnés d'avoir confondu un groupe de pêcheurs avec des miliciens de Boko Haram. Ces "erreurs de frappe" auraient coûté la vie à des dizaines de paisibles pêcheurs nigérians, sur l'île de Tilma. Un officier de l'état-major tchadien s'en défend :"Les Boko Haram se fondent souvent au milieu des de pêcheurs et des paysans à chaque fois qu'ils commettent leurs forfaits. Il est donc difficile de faire la différence entre la population et les terroristes". Également, comme le père, le fils déplore le peu de soutien dont il a bénéficié de la part des pays voisins et partenaires.
Il brandit, lui aussi, la menace de se retirer de la FMM. Cette épée de Damoclès a-t-elle été perçue, cette fois-ci, comme sérieuse ? Toujours est-il que le Nigéria a dépêché, le 17 novembre, une mission au Tchad, conduite par le Conseiller du président Bola Tinubu à la Sécurité nationale, Mallam Nihu Ribadu. Accompagné, notamment, du chef d'état-major général des armées et de hauts responsables sécuritaires, l'émissaire présidentiel et le président Deby firent le tour de leur coopération militaire. " Dans les jours à venir, la Force mixte aura un nouveau visage avec pour but d'exterminer l'ennemi commun", déclara le Conseiller, à l'issue de l'audience.
Par ailleurs, le président tchadien avait dépêché, dès le 29 octobre, au lendemain de l'attaque, une mission auprès de son collègue nigérien, le général Abdourahmane Tiani. Les discussions s'étaient principalement focalisées sur la coordination des efforts de sécurité face aux menaces terroristes communes et le renforcement des relations bilatérales.
La léthargie de la FMM
À travers les récriminations du Tchad contre ses voisins, pointent les insuffisances de la FMM. Le sempiternel problème du financement des organisations sous régionales africaines se pose à elle. Des États verseraient leurs contributions avec grands retards. Des difficultés organisationnelles et structurelles affecteraient la chaîne de commandement donc des opérations. La FMM ne disposerait pas de moyens de mobilité suffisants.
Sa flotte comprend quelques hélicoptères, pour l'évacuation de soldats blessés et le déplacement des équipes. Le niveau d'engagement des pays membres est jugé inégal. Le Nigéria est réticent à laisser à la FMM la liberté d'opérer sur son territoire.
Il est important de noter aussi que le Niger avait suspendu sa participation aux opérations communes, au lendemain du coup d'État de juillet 2023, à la suite de tensions diplomatiques avec le Nigéria, qui assure la présidence de la CEDEAO. Il a réintégré la FMM, fin septembre 2024. Dans l'intervalle, le Tchad, le Cameroun et le Nigéria avaient lancé une offensive visant à libérer les axes de circulation menacés par Boko Haram et d'autres groupes terroristes.
Des défis de coordination et de liaison entre la FMM et les unités nationales se poseraient. En sa qualité d'État ayant l'armée la plus offensive de la coalition, le Tchad ressent, plus durement que les autres, l'ensemble de ces faiblesses. Ses récriminations s'adressent aussi à l'ex-puissance coloniale. En effet, la France déploie un millier de soldats au Tchad, déployés dans trois villes: la base 172 à Ndjamena, la base Capitaine-Croci à Abéché et celle de Faya-Largeau, extrême Nord. Ils sont censés garantir la protection des ressortissants présents sur place et des intérêts français. Également, ils apportent, en principe, un soutien logistique et un appui en renseignements aux forces tchadiennes, conformément à l'accord entre les deux pays de 1996. Mais, après l'attaque de Barkaram, l'armée française n'aurait fourni à l'allié tchadien ni informations stratégiques en sa possession ni couverture aérienne, pourtant sollicitées officiellement par les autorités. L'une des conséquences immédiates : le 28 novembre 2024, les autorités tchadiennes ont annoncé " mettre fin à un accord de coopération en matière de défense."
Le contexte sécuritaire d'autres pays du Sahel est tout aussi difficile. En Libye voisine, les tensions entre les différentes factions en lutte depuis la chute du colonel Kadhafi, en octobre 2011, se sont aggravées, ces derniers mois. Madame Koury, chef par intérim de la Mission d'appui des Nations Unies en Libye (MANUL), a déclaré que « le statu quo n'est pas tenable ». Au Soudan, la guerre fait rage, depuis avril 2023, entre les généraux Abdel Fattah al-Burhan, chef des Forces armées soudanaises (SAF), et son ex allié Mohamed Hamdan Dagalo alias Héméti, chef des Forces paramilitaires de soutien rapide (RSF). Le bilan provisoire est très lourd : 20 000 civils tués, 11 millions de déplacés et 25 millions de personnes déplacées internes. Le Tchad est accusé d'acheminer des armes, fournies par les Émirats arabes unis, aux troupes du second, ce qu'il nie.
Les terroristes continuent leur progression vers le Golfe du Bénin, faisant de plus en plus de victimes. Ainsi ce 02 décembre, trois militaires béninois ont été tués et quatre blessés, dans le nord-est du pays. En juin 2024, sept autres soldats avaient été tués dans le parc national de la Pendjari, à la frontière du Burkina Faso. Ces attaques, en augmentation constante, sont attribuées par les autorités à l'État islamique (EI) et Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Pour sa part, le Togo a déploré, au cours de l'année 2023, trente morts, vingt-neuf blessés et trois disparus. Boko Haram ne va, peut-être pas, pavoiser longtemps, en exploitant les dysfonctionnements de la FMM.
Outre le réveil du Nigéria face au coup de sang tchadien, le Niger a maintenant réintégré le FMM. Une nouvelle ère de lutte pourrait s'ouvrir ...