Afrique: «Vielleicht», Cédric Djedje explore le souvenir de l'histoire coloniale allemande sur le continent

Il parle d'une « ignorance coloniale allemande ». En tout cas, l'histoire coloniale allemande en Afrique reste très inconnue, même en Allemagne. Malgré le fait que les troupes du Deuxième Reich allemand ont commis entre 1904 et 1908 le premier génocide du XXe siècle contre le peuple herero et le peuple nama sur le territoire de l'actuelle Namibie. Dans la pièce « Vielleicht », Cédric Djedje, comédien et concepteur du projet, explore le combat d'Afro-Descendants militant pendant 40 ans pour un changement des noms de trois rues dédiées à des colonialistes allemands dans le quartier africain à Berlin. Entretien au Centquatre-Paris où l'artiste, né à Paris de parents ivoiriens, a présenté le spectacle dans le cadre du festival « Impatience ».

En tant que Franco-Ivoirien né en France et formé en Suisse, quelle était l'urgence de se confronter au passé colonial des rues à Berlin, en Allemagne ?

À la base, aucune en vrai [sourire]. Mais j'ai déménagé de Lausanne à Genève et la ville de Genève a des résidences, notamment à Berlin. Il se trouve que l'année précédent mon déménagement, j'ai été à Berlin et j'ai eu un coup de foudre. Je n'avais pas vraiment de projet, mais je suis tombé sur cette histoire du quartier africain à Berlin, dans le quartier Wedding. Ça m'a tout de suite parlé. J'ai eu cette résidence grâce à ce projet.

Sachant que le quartier africain à Berlin n'est pas la même chose qu'un quartier africain à Paris, à Londres ou à Bruxelles.

La différence, c'est que ce sont vraiment des noms de rues liés à l'histoire africaine. Ce quartier, c'est un fantasme colonial allemand. Ce qui n'est pas du tout le cas à Paris, où le quartier africain n'a pas de noms de rues qui sont en lien avec l'Afrique. Il se trouve que par hasard, dans le quartier africain de Berlin, il y a une population africaine, mais qui est beaucoup moins importante que dans les quartiers africains parisiens, londoniens ou bruxellois. Le Afrikanisches Viertel de Berlin, c'est vraiment un fantasme colonial allemand.

L'histoire de votre pièce Vielleicht évoque la lutte d'Afro-Descendants militant pendant 40 ans pour le changement de noms de trois rues à Berlin. Quel est le passé colonial derrière ces noms de rue ?

Ces trois personnes, [Adolf) Lüderitz, [Gustav] Nachtigal, [Carl] Peters, ont fondé des colonies allemandes en Afrique. Donc ce sont des fondateurs d'empires coloniaux. À la différence d'autres endroits, ce sont vraiment des entreprises capitalistes et privées. En fait, c'est l'une des principales différences de la colonisation allemande, qui était une colonisation de personnes privées et d'entreprises. Notamment Lüderitz qui arrive en Namibie et qui est un des premiers à fonder un empire colonial allemand en Namibie, grâce à Bismarck qui l'a appuyé.

L'histoire de Lüderitz, qui est surnommé « Lügen-Fritz » (« Lüderitz, le menteur »), est importante, parce que, à la différence des autres, il a signé un traité. Enfin, ce n'est pas lui directement, on dit que c'est l'un de ses émissaires. Un traité à l'issue duquel il y a une spoliation, d'où son surnom « Lügen-Fritz » [« Fritz » était un nom typiquement allemand et avait été souvent utilisé pour les Allemands avec une connotation péjorative par les ennemis, NDLR]. Il a signé ce traité en Namibie qui lui a donné 1,5 kilomètre de terre. À la base, les Namibiens ont signé pour ça. Sauf que Lüderitz, ensuite, a dit : non, mais en fait, ce ne sont pas des « miles » anglais, mais des « miles » allemands qui sont plus grands. Du coup, ce 1,5 kilomètre est devenu 7,5 kilomètres. Vous imaginez ? Ça démultiplie par sept l'ampleur de la terre que vous perdez ou que vous avez soi-disant « vendue ».

Vous travaillez sur le spectacle depuis 2018. Dès le début, vous avez eu l'impression que les imaginaires peinent beaucoup à se décoloniser. Mais aujourd'hui, on doit constater que les trois rues en question ont été récemment renommées (en décembre 2022 et en août 2024). Votre spectacle est-il révolu, dépassé ?

Non. (...) ou peut-être. En fait, cela ne serait pas à moi de le dire. L'idée du spectacle est aussi d'avoir un retour sur la question : quelles sont les techniques qui permettent d'arriver à une victoire politique ? L'idée est de décortiquer les différentes techniques utilisées par les militants et militantes. Et même plus important que les techniques, c'est l'impact émotionnel que cela a sur la vie des gens. Souvent, les combats politiques sont complètement déconnectés de l'impact émotionnel et du quotidien des gens.

Et je pense que quoi qu'il arrive, même si les rues ont été rebaptisées, on ne se rend pas compte que 40 ans de luttes, ce ne sont pas juste 40 ans. Ce sont 40 ans de luttes au quotidien : la fatigue des corps, la fatigue des esprits, c'est aussi prendre son temps, bénévolement. Par exemple, dans le spectacle, on raconte que même le fait d'avoir réussi à faire renommer en 2022 le Lüderitz-Bar et le dédier à Cornelius Fredericks [l'un des leaders des résistants de la rébellion des Nama en Namibie contre les Allemands qui fut incarcéré dans un camp de concentration et dont le corps a été décapité après sa mort en 1907 et son crâne envoyé à Berlin pour des « recherches sur la supériorité raciale » des Allemands, NDLR], ça prend du temps. Rien que ça, c'étaient dix ans de lutte et cela a un impact sur les choses. Aussi, même si les rues ont été rebaptisées, c'est toujours important de dire quelle a été la conséquence et ce que cela a demandé aux gens de rebaptiser ces rues.

À l'époque, Otto von Bismarck, le chancelier impérial d'Allemagne, voulait cacher la réalité en disant que ce ne sont pas des colonies, mais des « protectorats », donc des territoires « protégés ». Aujourd'hui, dans le spectacle, vous affirmez que c'est très important de ne plus parler de « colonialisme », mais d'utiliser le mot « Maafa ».

Maafa, cela veut dire « la grande destruction ». Parce que « colonialisme » peut aussi dire « prendre soin », et pour moi, c'est déjà un contresens. L'idée véhiculée [dans la pièce] par Marianne Ballé Moudoumbou [entre autres, cofondatrice du Conseil central de la communauté africaine en Allemagne, NDLR], c'est de se dire que décoloniser, c'est aussi décoloniser les mots. On ne peut pas utiliser n'importe quel mot pour ouvrir les imaginaires. Si on utilise des mots qui signifient « prendre soin », alors qu'il ne s'agit pas de prendre soin, mais que des gens ont été assassinés, torturés, kidnappés..., cela n'a pas de sens. Maafa, « la grande destruction », dit bien que cela a été une destruction. Cela donne une possibilité de renommer plus précisément le réel et l'histoire.

Quelle est la différence de présenter ce spectacle en Suisse, un pays « neutre », qui n'a jamais possédé des colonies, ou de le montrer ici en France où l'histoire coloniale est très forte, ou en Allemagne, où, jusqu'à aujourd'hui, on parle très peu de l'histoire coloniale allemande ?

Oui, clairement, en Allemagne, on en parle très très peu. Concernant la Suisse, la Suisse n'a pas une histoire coloniale directe. Effectivement, elle n'a pas eu de colonies, mais il y a un imaginaire colonial qui est partagé avec les autres pays. Donc, la pièce peut leur parler. Il y a quand même aussi des activistes en Suisse qui militent depuis un certain temps pour renommer certaines rues qui portent les noms de personnes qui ont eu des liens avec des entreprises coloniales, suisses, françaises, allemandes... Donc, la Suisse n'est pas complètement neutre non plus. Ça revient même un peu à l'agenda. À Zurich, il y a une grosse exposition sur le colonialisme en Suisse [kolonial, au Landesmuseum]. Il y a aussi au MEG, à Genève, une expo sur le colonialisme et les impacts privés des gens et les différents liens [Mémoires].

Et pour nous, c'est vraiment une chose très importante de toujours relier cette histoire à l'endroit dans lequel on joue. Pour cela, à la fin, on fait toujours venir un militant ou une militante locale. Ici à Paris, nous avons invité Reha Simon, qui co-anime la chaîne Histoires crépues, pour que les gens ne puissent pas se dire : « non, mais c'est l'Allemagne, les Allemands sont des colonialistes, par contre, nous sommes beaucoup plus ouverts... » À Berlin, ça a été particulier de jouer le spectacle. Les gens étaient très interrogatifs et très dubitatifs, dans le sens où c'est une histoire qu'ils ne connaissent pas ! Bizarrement, finalement, je pense qu'en Suisse et en France, ils connaissent peut-être plus cette histoire-là qu'en Allemagne. À Berlin, les gens tombaient un peu des nues. Ce qui était le plus fou, c'est que les Berlinois et les Berlinoises qui sont nés à Berlin ou qui y vivent depuis longtemps ne connaissaient même pas ce quartier. Cela en dit beaucoup sur l'amnésie ou l'ignorance coloniale allemande, en tout cas berlinoise.

Vielleicht, est-ce une pièce de théâtre, un spectacle militant, un événement anticolonial, de l'activisme communautaire ?

Je dirais que c'est un spectacle documentaire qui retrace la vie d'une personne qui s'intéresse à ce qu'est une parole militante et ce que sont des actes militants... Je pourrais dire que c'est un spectacle qui s'interroge sur ce que c'est, la militance. Dire que c'est un spectacle militant, ça voudrait dire que c'est un spectacle réussi.

À la fin du spectacle, vous affichez un kenga, un tissu emblématique de la Tanzanie, connu pour être un tissu porteur de messages. Votre pièce, de quel message est-elle porteuse ?

Il y a l'idée que beaucoup de petits poissons ont réussi à trouver le filet du pêcheur. Que la force collective peut permettre le changement. La force collective politique. Ce n'est pas juste parce qu'on sera un nombre. La force collective permet de se soutenir émotionnellement, financièrement aussi. C'est cette force-là qui compte.

Vielleicht, spectacle mis en scène par le collectif Absent.e pour le moment, conception par Cédric Djedje, interprété par Safi Martin Yé, Cédric Djedje, Reha Simon. Il sera présenté en 2025 au Festival Mantsina sur scène au Congo-Brazzaville.

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