Tunisie: Journées cinématographiques de Carthage - «Matula», un documentaire de Abdallah Yahia - Un film essentiel

20 Décembre 2024

Rayan est l'un de ses poulains les plus prometteurs, autour de lui, le réalisateur dresse le portrait collectif d'un groupe d'individus qui vivent au jour le jour dans un environnement impitoyable.

Hay Hlel, dont l'histoire remonte aux années 1930, est un quartier qui se situe à un jet de pierre du centre de Tunis. Les clichés en ont fait un repère de délinquants presque interdit d'accès, stigmatisant ainsi tous ses habitants. Mais Hay Hlel est surtout une cité marginalisée, parmi d'autres encore dans le pays qui sont oubliées et occultées par les politiques. Cette image négative a malheureusement la peau dure et colle à ce quartier abandonné à son sort. Après El Omrane à Sidi Bouzid (2013) et Jbal Jloud à Tunis (2011), c'est là que le réalisateur Abdallah Yahia a décidé de poser sa caméra pendant 4 ans pour tenter, à travers son documentaire «Matula», de venir à bout de ces idées reçues, donner de la voix à celles et ceux qui n'en ont pas et braquer la lumière sur cette part maudite du pays. «Nous sommes tous tunisiens.

Comme tout le monde, nous essayons de nous en sortir et de vivre dignement. Je ne nie pas l'existence de criminalité dans notre quartier, mais comment être autrement après tant d'années de marginalisation politique», lance très émue, Douha Ben Salah, une des protagonistes du film lors du débat qui a suivi sa troisième et dernière projection qui s'est tenue, mardi dernier, au Zephyr La Marsa dans le cadre de la 35e édition des JCC. Cette dernière est une femme de fer qui encadre et prend sous son aile des jeunes du quartier en faisant tout pour les éloigner de la délinquance par le biais du football. Rayan est l'un de ses poulains les plus prometteurs qu'elle suit de très près. Il est le principal protagoniste de ce long métrage de 80' retenu dans la compétition officielle du festival. Autour de lui, le réalisateur dresse le portrait collectif d'un groupe d'individus qui vivent au jour le jour dans un environnement impitoyable.

C'est par un plan serré sur le jeune garçon que s'ouvre le documentaire après un avant-propos fait d'une vue aérienne mettant à nu un décor d'amas bétonnés chaotiques à dominance rouge-brique précédée par un plan montrant le passage de ce qui ressemble à une foule en protestation. La couleur est lancée. Surnommé «Matula» par ses copains en référence à un footballeur africain, Rayan a vécu avec ses grands-parents après que ses parents ont traversé clandestinement la Méditerranée en 2011 pour rejoindre la France. Installés là-bas depuis presque 14 ans, ils attendent toujours une réponse à leur demande d'asile.

L'histoire de Matula est celle de ces jeunes qui portent en eux le lourd fardeau des espoirs de toute la famille. Tous nourrissent le rêve qu'il devienne un jour une vedette internationale du football, à l'instar de son idole Cristiano Ronaldo. Sélectionné comme junior à l'Espérance sportive de Tunis, il s'entraîne tous les jours sous l'oeil bienveillant de sa grand-mère Samia. Abdallah Yahya et Moez Bhiri (producteur exécutif et directeur de la photographie) ont suivi Matula et ses proches avec leur caméra pendant 4 ans, nous ouvrant les portes de ce monde oublié de la Tunisie.

Des décors de misère entre autoroute, voie ferrée, colline et la sebkha de Sijoumi où les drogues et les violences policières font des ravages, où le sentiment de stigmatisation et d'exclusion (la hogra) est omniprésent et où le lien avec l'Etat est très fragile. Une dure réalité à laquelle les gens tentent d'échapper en créant leurs propres alternatives, en s'orientant vers le secteur informel comme le transport clandestin, la poterie des kanoun et même le deal de drogues. Une cruelle réalité, dont une grande partie des jeunes s'évade en s'enfonçant dans le cercle vicieux et infernal du subutex et autres substances «dont la circulation est permise par les gros bonnets de la drogue», une affirmation qui revient en leitmotiv dans le film.

«En une semaine, il m'est arrivé d'assister aux funérailles de 5 de ces jeunes que j'ai essayé d'encadrer et qui ont été emportés par la drogue», lance Mme Douha avec amertume faisant écho aux séquences de cortèges funéraires dans le quartier sous les «Allah Akbar» et autres slogans de protestations que les policiers accompagnent de tirs de bombes lacrymogènes. Les victimes sont pour la majorité des jeunes entre 14 et 18 ans, fauchés par une overdose ou sous le coup d'abus policiers. Au milieu de ce chaos, de fortes têtes sèment des fleurs ici et là dans cette urbanité aride, en se dressant contre la dérive.

Et dans le film de Abdallah Yahya, ces «guides» sont toutes des femmes. Il y a d'abord la grand-mère Samia de Matula avec laquelle il entretient une attendrissante complicité faite de taquineries, de coups de colère et de beaucoup de reconnaissance drapée de nonchalance juvénile. «C'est la femme qui m'a élevé après le départ de mes parents en France, sans elle, je serai perdu. Elle m'a tout donné et un autre jour, je la priviligerai même à ma mère», raconte Matula en larmes en montrant son nom Samia, tatoué sur son épaule. Et il y a Dhouha Ben Salah qui vient renforcer le travail de la grand-mère. Elle est la présidente de l'association Hay Hlel-Mellassine Sport.

Créée en 2011, cette association de football regroupe des jeunes entre 6 et 18 ans. Malgré les difficultés financières et logistiques, elle s'est investie dans son quartier et a su orienter les mineurs vers les activités sportives. Ces femmes font de tout pour que l'adolescent de 14 ans ne suive pas le même chemin dramatique que les autres jeunes du quartier et veillent à ce qu'il ne s'embarque pas dans une aventure périlleuse et sans espoir, en suivant l'exemple de ses parents. Ces derniers ne l'ont pas vu depuis plus de 13 ans et il ne connaît son jeune frère et sa soeur qu'à travers l'écran de son téléphone. On apprendra à la fin du film que les tentatives pour lui permettre de leur rendre visite n'ont toujours pas abouti.

En attendant, le jeune garçon, privé de la présence et de l'amour de ses parents, s'accroche à sa seule bouée de sauvetage, le football, et espère plus d'implication de la part des responsables de l'Etat et pourquoi pas à défaut de ceux de l'Espérance sportive de Tunis. Ce Nord tant rêvé par les gens du Sud, beaucoup de jeunes de Hay Hlel l'envisagent comme la seule alternative au cercle infernal de la misère, la stigmatisation, la violence policière et les drogues. Mais la réalité est loin d'être toujours conforme à leurs fantasmes, nourris par les balades qu'ils s'offrent de temps à autre, dans les rues de Paris et autres villes via un casque de réalité virtuelle...

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