Notre pays est appelé à revoir sa copie en matière de gestion des déchets. Leur enfouissement ne constitue nullement une solution durable.
En dépit des efforts engagés, le pays continue de faire face à des défis complexes à l'instar de l'augmentation du volume des déchets liée à l'urbanisation galopante et à la croissance démographique, au manque d'efficacité de la collecte et du tri, au faible volume dans le traitement et la valorisation, sans oublier l'impact environnemental grandissant. Ces problématiques s'accompagnent d'un manque de coordination entre les parties prenantes et d'une utilisation insuffisante des données en vue d'orienter les décisions stratégiques, s'accordent à dire les intervenants lors d'une table ronde organisée par l'Observatoire tunisien des politiques publiques (Otpp), mercredi 18 décembre à Tunis, autour du thème de la gestion durable des déchets.
Absence de stratégie actualisée et opérationnelle
Ali Abaab, consultant en matière de déchets, a dressé à cette occasion un état des lieux exhaustif de la situation en matière de gestion des déchets en Tunisie, s'attardant notamment sur les défis, les opportunités, les perspectives et les orientations stratégiques pour un renouvellement de notre politique nationale dédiée à cette question. A ce titre, il souligne d'emblée que la stratégie de gestion intégrée et durable des déchets (GIDD 2006-2016) s'est fixé deux objectifs globaux, à savoir l'amélioration de la protection de l'environnement grâce à la mise en oeuvre d'une gestion intégrée et durable des déchets et la promotion de la qualité de vie du citoyen. Toutefois, les résultats de cette stratégie ont été qualifiés de « modestes » et les objectifs n'ont pas été atteints dans leur presque totalité.
En 2020, le ministère des Affaires locales et de l'Environnement a élaboré un projet de stratégie nationale de gestion intégrée et durable des déchets ménagers et assimilés (2021-2035) avec comme objectif global la promotion de la gestion intégrée des déchets dans le cadre d'une économie circulaire à travers des communes performantes en vue de protéger l'environnement et d'améliorer le cadre de vie des citoyens. Mais ce projet n'a pas été approuvé par les instances compétentes du gouvernement. Séparé des Affaires locales en novembre 2021, le ministère de l'Environnement et l'Agence nationale de gestion des déchets (Anged) continue à se référer à l'ancienne stratégie GIDD (2006-2016) qui devrait en principe avoir pris fin en 2016 . « En conclusion, on peut dire à l'heure actuelle que le pays ne dispose pas de stratégie actualisée et opérationnelle pour la gestion de ses déchets », alerte notre expert.
La loi numéro 41- 1996 relative aux déchets et au contrôle de leur gestion et de leur élimination constitue la référence dans ce domaine. Il s'agit d'une loi très prometteuse en termes d'objectif fixé, elle ambitionnait déjà à cette époque de réduire la production des déchets en agissant sur les processus de fabrication, de distribution des produits et de valorisation des déchets par l'emploi du principe des R (réutilisation, recyclage, récupération). Mais, en dépit de son esprit pionnier et ambitieux, ce cadre réglementaire présente des limites, dont une certaine discontinuité liée à la non-promulgation de plusieurs textes réglementaires, ainsi que la non-adaptation du cadre réglementaire avec l'évolution continue de l'environnement socioéconomique.
Le coût élevé de la gestion des déchets
Ali Abaab fait savoir que le secteur des déchets fait intervenir différents acteurs institutionnels, entraînant ainsi une certaine redondance des missions et un fractionnement des tâches d'ordre opérationnel et de gouvernance du secteur. Une certaine ambiguïté est constatée dans le partage des compétences entre l'Anged en tant que représentant du pouvoir central (le ministère de l'Environnement) et les communes (les collectivités locales). Sur un autre plan, et au niveau de l'aspect financier, il dévoile que le coût d'exploitation du service déchets représente environ le tiers du premier titre du budget des municipalités et près de 54 % des recettes propres.
Les revenus des taxes locales couvrent à peine 17,5 % des charges d'exploitation du service de gestion des déchets des communes tunisiennes, d'après le document du projet de la stratégie de gestion intégrée des déchets ménagers et assimilés (GIDMA 2020). « La gestion des déchets est l'un des services les plus coûteux pour les communes et représente une charge significative pour leur budget » et le système actuel de financement ne permet pas de couvrir convenablement les frais de gestion des déchets, sachant que la majorité des communes sont confrontées à un contexte de manque de ressources, de précarité financière, voire d'endettement.
En l'absence d'une redevance spécifique à la gestion des déchets au niveau des communes, il est difficile, voire illusoire, de prétendre assurer à l'heure actuelle un système de gestion des déchets efficaces et viable financièrement. Sur le plan théorique, la réglementation de la gestion des déchets en Tunisie a été basée sur le concept de pollueur-payeur afin d'engager le producteur de déchets dans le processus de gestion des déchets et la cité à produire moins de déchets, alors que dans la réalité, le système de gestion des déchets présente une faible participation, voire l'absence de contribution de la majeur partie des producteurs de déchets à son financement.
L'expert pointe aussi un emploi non efficient de certains investissements réalisés et cite le cas typique de certaines décharges contrôlées qui ne sont plus utilisées depuis plusieurs années malgré leur potentiel d'exploitation. Selon lui, l'enfouissement des déchets constitue pour l'instant l'unique solution technique du traitement des déchets employée par l'Anged et les communes. Tous les projets concernant le tri des déchets réalisés dans le pays qui ont un caractère pilote n'ont pas été généralisés et ont fini par être abandonnés suite au tarissement du financement extérieur. De nombreux plans, schémas et stratégies régionales et locales de gestion intégrée des déchets ont été élaborés depuis des années, souvent dans le cadre de la coopération internationale, mais leur concrétisation tarde à se faire. C'est le cas pour le programme pilote de gestion intégrée des déchets de l'île de Djerba et le projet de traitement mécano biologique des déchets de Gabès.
Les secrets d'une gestion efficace des déchets
En dépit des acquis, l'expérience tunisienne en matière de gestion des déchets présente un certain nombre de lacunes et limite, dont un cadre réglementaire ambitieux, mais son application tarde à être effective, un principe de pollueur-payeur promulgué mais très peu opérationnel et une confusion des missions entre les acteurs institutionnels. Parmi les principaux enseignements tirés de l'expérience tunisienne, l'expert souligne une décentralisation ambiguë en matière de gestion des déchets et un traitement des déchets peu évolué sur le plan technique avec l'enfouissement comme unique option et un système de gestion des déchets peu efficace et coûteux aussi bien pour les collectivités locales que pour l'État.
L'expérience combinée de certains pays européens et arabes montre qu'une gestion efficace des déchets repose sur des stratégies et des politiques cohérentes basées sur un cadre réglementaire strict limitant l'enfouissement, une décentralisation effective de la gestion des déchets, une innovation technologique pour le traitement des déchets axée sur la valorisation et l'économie circulaire, un modèle économique fiable générant un financement durable du secteur des déchets, une intégration des acteurs informels dans la chaîne de valeur des déchets, et un engagement citoyen à travers l'éducation et la sensibilisation.
Tenant compte de ces enseignements, la politique nationale de gestion des déchets est appelée à opérer un changement profond au niveau de ses choix stratégiques majeurs afin de permettre au pays de faire face aux défis actuels et futurs dans ce domaine. Dans ce cadre, un changement de paradigme s'impose en prenant en considération les deux défis suivants : primo, la généralisation d'un mode de vie moderne chez une population majoritairement urbaine (environ 70 %). Secundo, la vulnérabilité de l'écosystème naturel et la dégradation du cadre de vie des populations causée par une surexploitation de ressources naturelles, une crise climatique et de multiples processus de pollution dont celui de la production successive des déchets.
Le pays est appelé à renouveler sa vision, ses choix stratégiques et ses moyens d'action en matière de gestion des déchets. Ali Abaab évoque à ce titre, la mise en place rapidement d'une stratégie nationale de gestion intégrée durable et opérationnelle des déchets, la révision du cadre réglementaire et institutionnel, ainsi que la consolidation du processus de décentralisation à travers la mise en place de structures compétentes en matière de gestion des déchets au niveau régional et local qui sont les mieux placées pour assurer un service de proximité de qualité et efficient pour toute la chaîne de gestion des déchets Pour les orientations stratégiques, il souligne la nécessité d'appliquer rigoureusement le principe de pollueur-payeur en vue d'assurer un modèle économique viable pour une gestion durable des déchets, d'encourager le recours aux techniques de valorisation des déchets dans le cadre de l'économie circulaire et de favoriser davantage l'entrepreneuriat, l'implication du secteur privé, l'intercommunalité, le partenariat public-privé et la structuration et l'encadrement du secteur informel. Enfin, il faut favoriser la communication et la sensibilisation des citoyens tout en consolidant le rôle de la société civile dans le domaine de la gestion durable des déchets.
Où est passé le Code de l'environnement ?
Lors des interventions des participants, l'ancienne chargée de mission au cabinet du ministère de l'Environnement Wiem Sifaoui, profitant de la présence de parlementaire à cette occasion, a insisté sur la nécessité d'adopter le plus rapidement possible le projet de code de l'environnement auquel elle a contribué depuis la fin de l'année 2022 et qui s'inscrit dans le cadre du renforcement de l'arsenal juridique environnemental. « Ce code constitue un projet ambitieux et propose de rassembler en 400 articles le corpus juridique environnemental autour de divers chapitres, dont la gouvernance environnementale, la protection des écosystèmes, la lutte contre les effets des changements climatiques, la lutte contre les pollutions et nuisances, le financement de la protection de l'environnement dans le contexte de la transition écologique ». Un expert au bureau des Nations unies Tunisie a de son côté souligné l'importance d'amender au plus vite le Code des collectivités locales en vue d'amender les articles se rapportant à la gestion durable et efficace des déchets vu son important impact financier et environnemental.
Pourquoi pas un département ministériel pour la propreté et la gestion des déchets, ont proposé à leur tour d'autres intervenants. Le jeu n'en vaut-il pas la chandelle ? Aux décideurs de plancher sur les importantes questions soulevées à l'occasion de cette table ronde. La députée Awatef Chniti a promis de son côté de continuer le débat autour de certains points, notamment en ce qui concerne le Code de l'environnement, sous l'hémicycle de l'ARP. Elle a reconnu que notre pays connaît plusieurs difficultés au niveau de la gestion des déchets, laquelle gestion constitue pourtant l'un des piliers du développement durable dans les pays industrialisés. La parlementaire ajoute que l'ARP n'a pas reçu, jusqu'à cette date, le projet de Code relatif à l'environnement dont l'importance n'est pas à démontrer en raison du changement climatique observé chez nous et partout dans le monde. Il est de même pour le projet du nouveau Code de l'eau qui se fait toujours attendre au moment où le pays fait face à la menace grandissante du stress hydrique. C'est là un grand problème, conclut la députée.