Piqûre de rappel. Venue de la lagune de Venise jusqu'à Port-Louis, ville historiquement tournée vers le port. Quand un immeuble de cinq, dix, 20 étages remplace une maison coloniale ou un autre type de bâtiment historique, ce ne sont pas cinq ou dix personnes qui occupent ces mètres carrés, mais des centaines. Beaucoup viennent dans la capitale en voiture. Il leur faut des places de parking.
Des propriétaires de bâtiments historiques sont confrontés à un choix : garder la structure ancienne criblée de problèmes - souvent déjà à l'abandon - et qui ne rapporte pas, ou la démolir et transformer l'espace en un parking rentable.
«L'une des raisons principales de la disparition des bâtiments historiques à Port-Louis au cours des cinq dernières années, c'est la demande pour les parkings. Le vrai problème, ce n'est pas le développement, mais les parkings. Si on trouve une solution au stationnement, alors plus de structures historiques pourraient être sauvegardées.» Observation de Diego Calaon, Associate Professor de l'université Ca'Foscari, de Venise.
Avec une équipe d'universitaires italiens, il réalise depuis 2019 des cartes détaillées de toutes les structures construites à Port-Louis avant 1950. C'est une carte non seulement des bâtiments historiques, mais aussi une «approche culturelle des matériaux utilisés, comme les pierres taillées». Pour cela, l'équipe a utilisé des technologies de localisation (Geographic Information System) et du scanning laser 3D. Le projet, intitulé Port-Louis Archaeology of the Tropical City, s'est matérialisé sous forme d'une base de données en ligne. Une présentation de cette base de données a eu lieu le mercredi 18 décembre au Beekrumsing Ramlallah Interpretation Centre de l'Aapravasi Ghat. Un accord sera signé l'an prochain entre l'Aapravasi Ghat Trust Fund (AGTF), le National Heritage Fund (NHF) et l'équipe d'universitaires italiens pour le partage des données.
En 2023, l'AGTF a obtenu une subvention de 20 000 dollars de l'African World Heritage Fund pour réaliser une étude détaillée des bâtiments se trouvant dans la zone tampon du site classé patrimoine mondial. Une étude préliminaire avait été réalisée en 2008, deux ans après l'inscription du site sur la liste du patrimoine mondial. Sa réactualisation va contribuer à la gestion de la zone, régie non seulement par les collectivités locales mais aussi par les règlements du patrimoine mondial. Pour constituer la base de données, l'équipe italienne a mené des campagnes de collecte d'informations en 2019, 2022, 2023 et cette année. La dernière campagne est prévue pour fin 2025.
Quelles applications pratiques aura cette somme de photos et de descriptions d'environ 800 structures portlouisiennes ? Cela permettra d'«avoir une mémoire de Port-Louis. Si une maison coloniale brûle, on croit que nous avons en tête l'image de la maison avant le sinistre. Mais la mémoire humaine est sélective. Quand un nouveau bâtiment remplace la maison, on croit que c'était toujours comme ça. Et les nouvelles générations ne savent pas qu'il y avait une maison coloniale à cet emplacement, avant», explique Diego Calaon.
L'universitaire prévoit aussi une utilisation «plus académique» des données. «C'est l'histoire pas seulement avec des documents, mais qui recense les matériaux de construction utilisés.» Ce qui permet une lecture de la ville «moins politique, plus pratique». Dans la base de données, la description d'une église, d'un bâtiment administratif ou d'une petite case créole, «c'est de la même longueur. Nous ne sommes pas intéressés par la pyramide sociale, mais par l'utilisation de l'espace et sa transformation».
23 structures historiques démolies en 2023
Une enquête du NHF indique que «des 238 structures historiques recensées en 2000, 23 ont été démolies en 2023». Chiffres cités par Diego Calaon de l'université vénitienne Ca' Foscari.
«On ne peut pas dire aux portlouisiens d'arrêter de développer leur ville, mais...»
Durant la conférence, Diego Calaon a confié qu'on lui avait conseillé de rester discret en photographiant les bâtiments historiques de Port-Louis. Le respect de la propriété est l'un des sujets sensibles de cette étude universitaire. Il y a par exemple des litiges dans la zone tampon de l'Aapravasi Ghat, site classé patrimoine mondial. Des propriétaires de parcelles situées dans cette zone sont remontés contre les règlements imposés par le patrimoine mondial. Notamment l'interdiction de construire plus d'un ou deux étages, alors que des propriétaires ont des projets de grands immeubles.
«Il y a une ville qui se réapproprie son rôle de capitale. C'est vrai que la modernisation de la ville va lui redonner un rôle central. Le désavantage, ce sont les disparitions de structures anciennes. Il faut trouver un équilibre. Il n'y a pas de raison de tout préserver ; ce n'est pas fonctionnel.» L'universitaire souligne que «ce n'est pas à nous de décider de ce qu'il faut faire, mais à la municipalité et autres stakeholders». Selon lui, des décisions devraient être prises «dans la négociation. On ne peut pas dire aux Portlouisiens d'arrêter de développer leur ville. Mais on peut expliquer que dans certaines zones, la valeur ne se mesure pas seulement en mètres carrés, mais aussi en termes de statut patrimonial. Notre base de données pourra servir d'outil supplémentaire dans ces négociations.
Autre application pratique que l'universitaire anticipe : la base de données pourra aussi renseigner les acheteurs potentiels de terrains situés dans la zone tampon de l'Aapravasi Ghat et les alentours. «Ceux qui n'ont pas vraiment compris à quel endroit de Port-Louis ils veulent acheter. Mais il ne faut pas croire que le patrimoine va stopper le développement. Le patrimoine, c'est un signe de contemporanéité. Cela se traduit par la préservation et l'innovation.»
Une ville, plusieurs centres
Port-Louis, une ville avec plusieurs centres ? Diego Calaon en convient. Pour l'étude des bâtiments anciens, c'est du coeur historique de la ville, lié au port, que démarre la collecte de données. «Le centre historique a créé les autres centres de la ville autour de lui.» Exemple : les fonctionnaires de la colonie se sont installés du côté du Champ-de- Mars. «Il y a aussi des centres dans le centre.» Des quartiers comme Camp-Yoloff, le camp des Noirs libres, «au sud des Casernes centrales, où l'espace est réinventé selon ceux qui y habitent». Il y a le contraste entre «petites maisons mais grand quartier» alors qu'à Camp-Yoloff, l'espace de chacun est plus restreint. Différence entre «les libres d'un côté et la main-d'oeuvre en location de l'autre. La ville est alors le reflet des différentes catégories sociales. Maintenant, tout est mélangé».