Ile Maurice: La biodiversité, otage des systèmes

31 Décembre 2024

La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), souvent qualifiée de «pendant du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) pour la biodiversité», occupe une place unique dans l'architecture institutionnelle environnementale mondiale.

Créée en 2012 pour combler le fossé entre science et politique dans ce domaine, l'IPBES est devenue l'autorité mondiale en matière d'évaluation scientifique de la biodiversité et des services écosystémiques. Son dernier rapport, présenté la semaine dernière à Windhoek, transcende largement son rôle consultatif, devenant un véritable réquisitoire contre l'échec collectif de nos systèmes de gouvernance environnementale.

Le dernier rapport de l'IPBES révèle une vérité fondamentale : la biodiversité n'est pas un simple volet de la crise environnementale - elle en est le coeur battant, étroitement liée à notre survie. Approuvé par les représentants de 147 gouvernements lors de la 11e session plénière de l'IPBES, ce document novateur, fruit de trois années de recherches menées par 165 experts internationaux issus de 57 pays, redéfinit notre compréhension des interactions entre biodiversité, climat, alimentation, eau et santé.

Contrairement au GIEC, centré principalement sur le changement climatique, l'IPBES adopte une approche plus holistique, évaluant les interactions complexes entre biodiversité, sociétés humaines et systèmes naturels. Cette institution, qui regroupe aujourd'hui 147 États membres, représente une tentative ambitieuse de créer une interface sciencepolitique capable d'influencer réellement la prise de décision environnementale.

Des chiffres alarmants

Les chiffres qu'il présente sont, certes, alarmants : un déclin de la biodiversité de 2 à 6 % par décennie, des coûts cachés estimés entre 10 et 25 billions de dollars annuels, 58 % du PIB mondial dépendant de services écosystémiques en péril. Mais c'est la critique implicite de nos structures de pouvoir qui mérite une attention particulière.

L'approche «nexus» préconisée par le rapport révèle une vérité que nous, décideurs des États insulaires, connaissons depuis longtemps : l'inefficacité fondamentale de nos structures ministérielles cloisonnées. Mon expérience au ministère m'a maintes fois confronté à cette réalité: les solutions élaborées dans l'isolement d'un ministère se heurtent invariablement aux réalités complexes du terrain.

La gouvernance environnementale contemporaine se caractérise par une complexité croissante qui appelle à une réflexion approfondie sur nos structures institutionnelles. Les ministères de l'Environnement, souvent considérés comme secondaires par rapport aux ministères régaliens, se voient confier la responsabilité colossale de la préservation de la biodiversité sans disposer des leviers nécessaires pour influencer les politiques économiques, agricoles ou énergétiques qui en sont les principaux moteurs de dégradation.

L'architecture institutionnelle actuelle reflète une approche historique du développement où les différents secteurs étaient traités de manière distincte. Au niveau national, les politiques environnementales, agricoles, économiques et sanitaires se sont développées selon leurs logiques propres, créant des défis de coordination qui appellent aujourd'hui des solutions innovantes. Au niveau international, la multiplication nécessaire des accords et des institutions spécialisées, témoin de la prise de conscience croissante des enjeux environnementaux, crée un besoin urgent de mécanismes de coordination plus efficaces.

Cette évolution de nos structures institutionnelles ouvre la voie à des innovations prometteuses en matière de gouvernance. L'approche «nexus» préconisée par le rapport IPBES offre un cadre conceptuel particulièrement pertinent pour guider cette transformation. Elle nous invite à considérer les interactions entre biodiversité, climat, alimentation, eau et santé non comme des contraintes, mais comme des opportunités d'action synergique.

L'expérience des États insulaires, comme Maurice, illustre parfaitement le potentiel de cette approche intégrée. Nos territoires, véritables laboratoires naturels des interactions environnementales, démontrent quotidiennement l'interconnexion profonde entre la préservation des écosystèmes et le développement socio-économique. La gestion des zones côtières, par exemple, nécessite une coordination naturelle entre protection de la biodiversité marine, développement touristique durable et adaptation au changement climatique.

Le rôle crucial des innovations institutionnelles

Les mécanismes de coordination émergents entre différents ministères et agences offrent des modèles prometteurs. Les comités interministériels thématiques, les groupes de travail transversaux et les plateformes de dialogue multi-acteurs représentent autant d'innovations institutionnelles qui méritent d'être renforcées et systématisées. Au niveau international, les nouvelles formes de coopération entre institutions spécialisées ouvrent des perspectives encourageantes. La collaboration croissante entre l'IPBES et d'autres organismes internationaux comme le GIEC, la FAO, ou l'OMS, témoigne d'une prise de conscience de la nécessité d'approches plus intégrées.

Le rapport met en évidence - avec une diplomatie toute scientifique - l'échec de ce que j'appellerai «l'illusion technocratique» : cette croyance que des solutions techniques, élaborées en silos, pourront résoudre des problèmes fondamentalement politiques et systémiques. Les 71 options de réponse identifiées ne pourront être efficaces que dans le cadre d'une refonte complète de nos systèmes de gouvernance.

Une mobilisation politique indispensable

Pour les États insulaires, cette analyse revêt une dimension particulièrement critique. Nos territoires, qui abritent certains des points chauds de biodiversité les plus menacés au monde, subissent de plein fouet les conséquences de décisions prises dans les capitales des grandes puissances. La disparition annoncée des récifs coralliens dans les dix à 50 prochaines années n'est pas simplement une tragédie écologique - c'est le résultat direct d'un système de gouvernance mondiale qui continue de privilégier les intérêts à court terme d'une minorité au détriment du bien commun.

Le soutien de l'Union européenne à l'IPBES (9 millions d'euros sur 2019-2028) mérite d'être mis en perspective : il représente une fraction infime des sommes consacrées à des politiques qui continuent de dégrader activement la biodiversité. Le rapport souligne - peut-être trop discrètement à mon goût - que les approches actuelles de financement sont fondamentalement inadéquates. Les besoins identifiés (0,3 à 1 billion de dollars annuels pour la biodiversité seule) contrastent dramatiquement avec les montants effectivement mobilisés.

Les 71 options de réponse identifiées par le rapport ne pourront être efficacement mises en oeuvre que dans le cadre d'une gouvernance profondément réformée. Cette réforme doit inclure :

Une intégration effective des politiques environnementales et économiques Une refonte des mécanismes de financement international Un renforcement du pouvoir décisionnel des États les plus vulnérables Une transformation de nos systèmes d'évaluation et de mesure du progrès

Pour les États insulaires, les implications sont claires : nous ne pouvons plus nous permettre d'être de simples spectateurs de notre propre destruction. La préservation de la biodiversité n'est pas une question technique mais un enjeu de survie qui nécessite une refonte complète de nos systèmes de gouvernance, du local au global.

Les solutions proposées par le rapport, notamment concernant la restauration des écosystèmes côtiers ou la gestion intégrée des ressources marines, sont pertinentes. Mais leur mise en oeuvre effective nécessitera une volonté politique qui fait cruellement défaut dans le système international actuel.

Mon expérience ministérielle m'a appris que les rapports scientifiques, aussi rigoureux soient-ils, ne conduisent au changement que lorsqu'ils sont accompagnés d'une mobilisation politique suffisante. Le rapport IPBES nous fournit les arguments scientifiques nécessaires - c'est maintenant aux décideurs politiques de transformer ces connaissances en action concrète.

Les États insulaires doivent saisir ce moment pour exiger une refonte fondamentale des systèmes de gouvernance environnementale mondiale. Nous ne pouvons plus nous contenter de participer à un système qui, sous couvert de protection environnementale, perpétue les déséquilibres de pouvoir qui ont conduit à la crise actuelle.

Une décennie décisive

La prochaine décennie sera décisive, non seulement pour la biodiversité mais pour la légitimité même de nos systèmes de gouvernance. Le rapport IPBES nous offre une base scientifique solide pour exiger des changements structurels profonds. À nous, décideurs politiques actuels et anciens, de transformer ces conclusions scientifiques en une force de changement politique réel.

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