Tunisie: Le grand succès littéraire de l'année - Amira Ghenim et le phénomène « Nazilt Dar Al Akaber » - Mission accomplie

1 Janvier 2025

« Chacun de nous est venu dans ce monde pour accomplir une mission et il suffit de savoir précisément laquelle pour la réaliser »(1). Cette citation résume parfaitement l'essence de la philosophie d'Amira Ghenim, autrice du roman « Nazilt Dar Al Akaber » (Le désastre de la maison des notables), un véritable phénomène littéraire qui dépasse les frontières géographiques et culturelles.

L'universitaire et écrivaine, née à Sousse en 1978, a su parfaitement déterminer sa mission ici-bas. Passionnée par la langue arabe, elle suit des études littéraires et obtient son agrégation en Lettres arabes à l'âge de 23 ans, titulaire d'une thèse de doctorat, elle enseigne la linguistique et la traduction à l'université de Sousse. Mission accomplie ? Pas tout à fait,car, pour mener à bien sa mission, il lui fallait écrire des histoires, devenir romancière était le rêve qui l'animait depuis sa tendre enfance, tant à l'école qu'au lycée : «Très vite, j'ai su que l'écriture était ma force intérieure», confie-t-elle (2).

Même si elle se lance tardivement dans l'écriture, en raison des lourdes responsabilités de son quotidien et de ses multiples tâches en tant qu'enseignante, chercheuse, traductrice, productrice d'une émission radiophonique, «Les femmes de mon pays» sur Radio Monastir et mère de famille, elle publie son premier roman, «Le Dossier jaune», en 2019, qui remporte le prix littéraire international Rached Charqui en 2020. Ce qui l'a encouragée à publier, un an plus tard, son deuxième roman «Nazilt Dar Al Akaber», qui, bien que publié il y a quatre ans, continue d'avoir un grand succès et de bénéficier d'une grande popularité.

Actuellement à sa dixième édition, cet opus est l'un des meilleurs best-sellers tunisiens des dix dernières années, il est traduit en plusieurs langues, dont le français et l'italien, et continue d'être acclamé par les lecteurs et les internautes. Salué par la critique, d'ici et d'ailleurs, il a obtenu en octobre dernier «le Prix de la littérature arabe 2024» attribué par la fondation Jean Luc Lagardère et l'Institut du monde arabe, après avoir figuré sur la liste restreinte du Prix international de la fiction arabe en 2021 (Booker) et avoir raflé le prix du jury du Comar 2020. Traduit par Souad Labbiz, le roman a été publié par les Editions Philippe Rey en coédition avec Barzakh.

Les raisons du large succès public et critique de «Nazilt Dar Al Akaber» sont multiples : d'abord l'élément de la proximité, une saga familiale tunisienne sur quatre générations, où une intrigue complexe s'entremêle avec les grands bouleversements de l'histoire contemporaine du pays. Ainsi, c'est l'intime, c'est-à-dire la petite histoire, qui s'enchevêtre avec la grande histoire.

Le roman, dans un va-et-vient historique, parcourt plusieurs décennies de l'histoire du pays, de la lutte pour la libération nationale jusqu'à la révolution de 2011. Une histoire émaillée de bouleversements, de révoltes et de moments phares de la lutte pour l'indépendance. L'action se situe dans les années 30, une décennie singulière marquée par une effervescence intellectuelle et artistique ayant généré toutes sortes de conflits d'idées et de mutations politiques, sociales et culturelles.

Ensuite, l'élément de l'identité, entre authenticité et tunisianité, se manifeste dans l'évocation des traditions, des proverbes, des croyances, des rites religieux et culturels, des chants, ainsi que dans la description minutieuse de l'architecture de quartiers et demeures de la Médina de Tunis, des costumes et d'autres éléments culturels.

A chacun(e) sa vérité

Enfin, une pléiade de personnages attachants, pour la plupart, et pour lesquels on ne peut qu' éprouver une profonde empathie. Ces personnages sont fictifs et réels : les premiers appartiennent à deux familles tunisoises antagonistes, les Enneifer, conservateurs et traditionalistes, et les Rassaâ, progressistes et modernes, dont Zbeida Rassaâ, soupçonnée d'avoir une liaison avec son instituteur Taher Haddad.

Les personnages réels, eux, appartiennent aux mondes littéraire, politique et culturel, tels Habib Bourguiba, Salah Ben Youssef, Aboul Kacem Chebbi, Mohamed Ali Hammi, Mohieddine Klibi, Khemais Tarnane et d'autres. Taher Haddad, essayiste et poète engagé, grand défenseur de la cause féminine, est, quant à lui, un personnage tel un spectre, un fantôme hantant les pages du livre, symbolisant l'esprit moderniste du réformateur.

Tous ces personnages, aux destins croisés, sont portés par une narration romanesque qui, tout en préservant une part de mystère, alterne les voix afin d'explorer des thèmes universels tels que les tensions entre tradition et modernité, les secrets familiaux, la condition féminine, l'émancipation des femmes, l'identité, les mutations sociales et les changements des moeurs. La narratrice principale est Hind Bint Mustapha Enneifer, la petite-fille de Zbeida. D'autres personnages témoins narrent, entre passé et présent, les événements, des hommes dont Ali Rassaâ, Mohamed et Mohsen Enneifer et d'autres, mais aussi des femmes de caractère, intrépides et téméraires, gardiennes de la mémoire, telles Lella Bchira, Jneina, Faouzia, tante Louisa et Khadouj. Chacun(e) raconte les faits et les événements de son point de vue, exprimant, dans la solitude de son être, sa propre vérité concernant les bouleversements vécus par les deux familles et le pays : la métaphore est, ici, on ne peut plus claire.

Outre l'ensemble de ces éléments, la fluidité du style d'écriture, les différentes voix narratives du drame et le dévoilement progressif des fils de l'intrigue maintiennent, comme au cinéma, le suspense et rendent la lecture de ce roman riche en bouleversements et en réflexion historique, profondément addictive.

Avec la publication cette année de son troisième roman, «Terre ardente», don le personnage central est Wassila Bourguiba, l'ex-épouse décédée de l'ancien président Habib Bourguiba, Amira Ghenim continue d'accomplir sa mission et poursuit son oeuvre de création littéraire avec rigueur et subtilité, apportant ainsi une contribution majeure à la littérature arabe contemporaine.

(1) «Najahouhonna» (Leurs succès), une émission diffusée sur la chaîne de télé Sky News Arabia, le 22 avril 2022

(2) La Presse de Tunisie du 26 mars 2022

Amira Ghenim, «-9+261 Nazilt Dar Al Akaber». Editions Mesquiliani, mars 2020, 460 pages.

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