Ile Maurice: «Les cartes de pêcheurs étaient devenues des friandises distribuées aux agents...»

Il est le premier «junior minister» qui se prête au jeu des questions réponses dans notre série d'entretiens dominicaux. Fabrice David, qui épaule Arvin Boolell dans la gestion d'un «méga ministère», aborde l'importance de la recherche dans tous les secteurs - de la pêche à l'économie bleue - en passant par la sécurité alimentaire. Il évoque aussi les contraintes humaines auxquelles font face plusieurs instances tombant sous ce ministère.

Quel est le rationnel derrière la fusion du ministère de l'Agro-industrie et celui de la Pêche ?

Ce sont deux ministères, qui, pris individuellement, sont très conséquents. Le Premier ministre a fait de la sécurité alimentaire l'une des grandes priorités du gouvernement du changement. C'est dans cette optique que les deux ministères ont été fusionnés. À travers ce méga ministère, nous nous occupons donc des produits de la mer et de la terre. Le but est d'assurer la sécurité alimentaire du pays et de développer l'exportation autour de ces produits. Les pêcheurs, éleveurs, planteurs et agriculteurs sont désormais sous un seul toit, nous pouvons donc avoir une approche holistique et transversale pour plus d'efficacité.

L'économie bleue a toujours été l'enfant pauvre des ministères. Vous avez un plan d'action pour lancer le secteur ?

Pendant très longtemps, l'économie bleue a été réduite à la pêche. Laissez-moi vous dire que la dernière feuille de route sur l'économie bleue date de 2013. Cela avait été initié par Navin Ramgoolam, qui était alors Premier ministre. Il avait lancé un travail consultatif avec les différents acteurs et cela avait généré ce roadmap. Il a fallu qu'il redevienne Premier ministre pour que ce rapport soit mis à jour et traduit en actions concrètes. Cela veut dire que pendant 10 ans, avec le gouvernement MSM, l'économie bleue est restée un concept dans un dossier du PTr. Nous allons l'actualiser et le mettre en oeuvre aujourd'hui. Évidemment, la pêche reste un gros secteur de l'économie bleue, mais avec le ministre Boolell, notre plan est de développer l'économie de l'océan à travers l'exploitation durable de nouvelles ressources marines. Ce sera un nouveau pilier économique, générateur de croissance, d'emplois et d'investissements et de sécurité alimentaire dans une logique de durabilité. Ce sera fondamental. Nous allons organiser des assises de l'océan dans le premier trimestre de 2025 avec tous les acteurs locaux, régionaux et internationaux du secteur, qu'ils soient du privé, du public des associations et du milieu scientifique. Nous voulons que ce secteur se démocratise et se construise sur un mode participatif.

Mais avons-nous l'expertise pour cela ?

Seul, le gouvernement mauricien ne pourra pas le faire. Nous devons développer le partenariat public-privé et nous allons aussi devoir faire appel à l'expertise et les fonds internationaux. Sans ressources financières, nous n'irons pas bien loin. Il va donc falloir bâtir un plan d'action, mettre à jour la feuille de route et ensuite solliciter l'aide financière, technique, humaine et logistique de partenaires étrangers. Mais j'insiste sur le fait que dans notre pays et au sein de notre diaspora, nous avons des spécialistes de l'océan et de l'économie bleue. Avec le ministre Boolell, nous lançons un appel pour que cette expertise basée ici ou à l'étranger vienne nous donner un coup de main pour que ce secteur devienne une réalité.

Vous avez aussi la Mauritius Oceanography Institute (MOI) qui, dans son plan 2021-2024, devait initier des recherches et nouer des liens avec des institutions internationales sur la recherche. Qu'est-ce qui a été accompli ?

Les chercheurs sont de bons éléments, ils sont remplis de bonne volonté mais n'ont pas été suffisamment encadrés et accompagnés par le régime sortant. Ils ont travaillé, mais ils auraient pu aller plus loin s'il y avait une volonté politique. Mais cela a cruellement manqué. Je rencontrais souvent les responsables du MOI lors de sessions de travail consultatifs. Nous voulons que toutes les institutions publiques existantes dans la recherche scientifique sur l'océan et le développement de l'économie bleue, comme le MOI et l'Albion Fisheries Research Centre, puissent travailler dans une synergie intelligente afin que l'action politique soit efficace.

Restons dans la mer et parlons des cartes de pêcheurs. Leur distribution a fait des mécontents en octobre dernier. Vous avez prévu d'y mettre de l'ordre ?

Sous le régime MSM, les cartes de pêcheurs étaient devenues des friandises distribuées aux agents du parti. Notre vision est totalement différente. Notre but est d'accompagner et d'empower les pêcheurs. Le ministre et moi avons récemment distribué 101 cartes de pêcheurs dans l'académie maritime à Pointe-aux-Sables. Nous avons fait le choix de compléter cet exercice lancé avant les élections. Il n'y a eu aucune action politicienne pour barrer la route à ceux qui avaient complété leurs tests médicaux et de natation et ont suivi leur formation. Nous n'avons pas fait de la politique sur le dos des pêcheurs. Peut-être que certains étaient proches de l'ancien régime, mais nous n'avons pas voulu entrer dans ces considérations. Je suis persuadé que dans le sens inverse, un gouvernement MSM aurait tout annulé pour faire de la politique politicienne. Cela dit, s'il s'avère que, parmi les pêcheurs qui viennent de recevoir leur carte, certains ne sont pas de vrais pêcheurs dans les semaines et mois à venir, ne vont jamais en mer et ne ramènent pas de poisson pour des raisons obscures, nous allons mettre de l'ordre.

Un autre dossier lourd est la compensation du «MV Wakashio». Où en sont les discussions ?

Cette affaire a fait l'objet d'une question parlementaire récemment. Le ministre a répondu qu'il y a eu des compensations, mais cela reste insuffisant par rapport aux dégâts causés et dommages subis. Il y a toujours des discussions avec le propriétaire du bateau et son assureur ; et le gouvernement japonais suit le dossier de près. Arvin Boolell a abordé la question lors de sa rencontre avec l'ambassadeur du Japon pour que tout soit fait dans la transparence. La justice passe par la réparation. Puis, nous devons mettre en place un système pour qu'une telle catastrophe maritime et écologique ne se reproduise plus.

Si la justice accepte de limiter la compensation à Rs 720 millions au lieu de plus de Rs 2 milliards, vous ferez quoi ?

Le bureau de l'Attorney General nous donne toute l'expertise juridique pour traiter ce dossier technique, économique et diplomatique. Je suis convaincu que nous allons trouver une solution satisfaisante pour toutes les parties. Il doit y avoir une réparation à la hauteur des préjudices subis.

Vous avez parlé d'un système pour que cela ne se reproduise plus. Vous avez les grandes lignes ?

Notre territoire maritime est immense. Nous ne sommes plus un Petit état insulaire en développement, mais un large ocean state. Nous avons dès lors la nécessité absolue de protéger nos eaux. La mer ne peut plus être une passoire, comme elle l'a été pendant les 10 dernières années. Nous avons besoin d'augmenter notre capacité de surveillance maritime. Nous n'y arriverons pas seuls, il nous faudra l'appui technique et logistique de nos pays amis, notamment ceux de l'océan Indien.

Le plan d'action est d'augmenter notre flotte de bateaux de surveillance, d'avoir une équipe de la National Coast Guard (NCG) mieux formée et mieux équipée à la surveillance et aux interventions en mer. J'ai toujours du mal à comprendre comment un vraquier de la taille du MV Wakashio a pu s'approcher aussi près de nos côtes sans qu'il n'y ait d'intervention. Cela veut dire que nous avons un manque de ressources pour pouvoir protéger notre océan. La NCG et les autorités portuaires opèrent sous le PMO. Nous, en tant que ministère du Fisheries & du Shipping, nous avons un rôle à jouer avec nos officiers, mais nous avons aussi besoin de travailler en étroite collaboration avec la police de la mer pour mieux surveiller notre territoire maritime.

Venons-en à la sécurité alimentaire. Quel est le plan d'action pour éviter les pénuries ?

Cela fait peu de temps que nous sommes à l'hôtel du gouvernement et dans notre ministère. Nous avons déjà rencontré tous les corps de métier - pêcheurs, planteurs, agriculteurs et éleveurs ainsi que les chercheurs. Les professionnels agricoles nous ont alerté sur les difficultés auxquelles ils font face - le changement climatique, le manque de terres cultivables et la qualité des terres. Nous avons désormais la notion de la santé de la terre. Donc, nous avons besoin des «médecins du sol» afin d'analyser notre terre pour pouvoir faire face aux maladies inhérentes à notre sol. Il y a un gros travail à faire.

Dans ce domaine, la recherche scientifique est fondamentale. Nous avons plusieurs instituts de recherche, que ce soit dans l'agriculture sucrière ou non-sucrière. Encore une fois, il y a la volonté, mais il manque l'encadrement ainsi que les ressources humaines et techniques. Nous sommes en train de faire un audit complet des différentes divisions de la production agricole car nous avons besoin d'optimiser la recherche. Nous manquons de main-d'oeuvre et d'équipement depuis 10 ans. Quant au changement climatique, il faudra nous adapter. Nous devons revoir notre mode de production.

Nous sommes un pays avec l'un des plus forts taux d'utilisation de pesticides malgré les lois. Comment ferez-vous pour le réduire ?

Nous sommes l'un des pays, qui utilisent le plus de pesticides par kilomètre carré de terre cultivée, et cela entraine les effets néfastes que nous connaissons. Ces produits chimiques sont lavés par l'eau de pluie et finissent dans nos nappes phréatiques ou dans nos océans. Le résultat est l'eutrophisation. Notre objectif est de croître la production agricole et cela passe évidemment par l'utilisation de certains produits. Mais nous devons nous tourner vers les nouvelles technologies et formulations. Sur ce sujet, nos équipes locales doivent travailler de concert avec la communauté scientifique locale et internationale afin d'identifier et d'utiliser les produits qui ont le moins d'impact sur l'environnement et la santé publique.

Vous parlez beaucoup de recherches. Mais avons-nous les moyens pour nous permettre cela ?

Je suis ingénieur de formation et je suis persuadé que, dans les secteurs comme l'économie verte et bleue, les décisions politiques doivent reposer sur des données scientifiques. Sinon nous allons droit dans le mur. Avec le ministre, nous sommes allés à l'université de Maurice. Nous avons vu beaucoup de potentiel, qui a été mis de côté pour des raisons qu'on ignore. Nos académiciens et chercheurs sont là et veulent aider. Le nouveau gouvernement prévoit de collaborer étroitement avec les scientifiques locaux, régionaux et internationaux.

Vos collègues de parti ont parlé de développer l'agriculture à Agaléga. Est-ce toujours d'actualité ?

Les territoires éloignés de notre île principale doivent être protégés et développés. L'agriculture à Agaléga sera l'une des pistes à explorer pour que nous puissions vraiment implémenter une large production agricole au-delà de notre terre principale.

À vous écouter, on a l'impression que la sécurité alimentaire sera une réalité dans cinq ans...

Cela fait à peine deux mois que nous sommes au pouvoir. Sur papier, il nous reste quatre ans et 10 mois. Mais nous arriverons à la fin de ce mandat en un claquement de doigt. Maintenant, parlons de la situation du pays. À peine arrivé au PMO, le Premier ministre, qui je vous le rappelle, est également le ministre des Finances, a eu le réflexe intelligent de faire un audit des comptes de l'État. Nous manquons sévèrement de ressources financières car l'économie a été mal gérée et bien maquillée par l'ancien régime. Cela nous place devant un constat glaçant.

Nous avons maintenant toute une économie à repenser et à moderniser alors que les caisses de l'État sont quasiment vides. Lorsque l'ancien Premier ministre parle dans son dernier message de bases solides pour le pays, cela m'a fait rire. C'était la farce de Noël ! Pour développer la sécurité alimentaire, nous avons besoin de moyens financiers immenses. Mais le côté positif est que la communauté internationale a retrouvé la confiance dans le génie mauricien depuis le 11 novembre dernier. Cela se ressent dans les échanges diplomatiques. Évidemment, il n'y a jamais eu d'interférence dans la politique nationale, mais ils arrivent difficilement à cacher leur contentement de collaborer avec nous.

Pour répondre à votre question, nous allons jeter les bases d'une nouvelle productivité et sécurité car nous avons vu qu'avec la pandémie et les conflits géopolitiques, c'est un grand danger. Nous importons 80 % de notre consommation. Donc, la sécurité alimentaire sera l'une des grandes priorités de ce gouvernement. D'ailleurs, ce ministère est cinquième dans la hiérarchie. Ce n'est pas un hasard.

Le bien-être animal est aussi sous la responsabilité de votre ministère. Vous avez effectué plusieurs visites à Petit-Gamin. Vous avez vu quoi ?

Le 23 décembre dernier, je me suis rendu personnellement sur place avec la junior minister de l'Environnement. La visite était basée sur des informations et allégations de maltraitance animale. Ce n'était pas notre première visite. Avant, le ministère de l'Agro-industrie et les officiers du service vétérinaire du ministère avaient fait sept autres visites. Tout ça en un mois. J'ai d'ailleurs constaté que plusieurs recommandations du ministère ont été suivies. Le centre équestre a été clôturé correctement, les trous dans le sol ont été colmatés. Les ventilateurs qui servent à refroidir les boxes, qui étaient trop bas et pouvaient provoquer des blessures, ont été rehaussés. Les bacs d'eau ont été déplacés à des endroits où les surveillants peuvent voir s'ils sont remplis ou pas.

Mais la grande question qui se pose, c'est l'euthanasie de quatre chevaux le 13 décembre. J'ai dénoncé le manque de transparence. Les officiers du ministère ont demandé les rapports médicaux, les rapports d'euthanasie et le protocole d'enterrement à plusieurs reprises. Lorsqu'il n'y a pas de transparence, le doute s'installe. Si tout a été fait selon les règles, s'il n'était vraiment pas possible de sauver ces animaux, il ne doit pas y avoir de problème à les produire. La junior minister Joanna Bérenger a aussi fait ressortir les interrogations autour de l'incinérateur sur ce site qui a visiblement déjà servi pour incinérer les chevaux. J'ai compris que le ministère de l'Environnement n'a pas encore délivré de certificat EIA alors qu'il semble que cet incinérateur a été utilisé dans un passé pas très lointain, ce qui va à l'encontre des règlements.

Toujours sur ce sujet, il y a le problème des chiens errants. Vous avez défini un plan pour le contrôle ?

Il y a plus de 200 000 chiens errants à Maurice et cela pose un problème de sécurité parfois. Maintenant, nous avons une loi sur le bien-être des animaux, qui interdit clairement la maltraitance et la torture. Nous avons donc le devoir de protéger ces chiens. Nous étudions actuellement plusieurs pistes avec la collaboration internationale, notamment l'Afrique du Sud, pour mettre en place une Dog Population Management. Ce projet verra le jour dans les semaines à venir. Il nous faut trouver des espaces pour les accueillir. Je réfléchis à la possibilité d'un sanctuaire pour ces chiens. Là aussi, il faudra de l'effectif, des terres et un encadrement adéquat. Je réitère que le bien-être animal est en haut de la liste de nos priorités et d'ailleurs, l'hôpital pour les animaux avec un service ambulancier 24/7 sera une réalité pendant ce mandat. Le Premier ministre est lui-même très attaché aux animaux. C'est un projet ambitieux. Vous aurez plus de détails lors des interventions au Parlement après la lecture du discours programme.

On ne peut pas parler de bien-être animal sans évoquer l'exportation des singes...

L'exportation des singes pour la recherche médicale est une pratique qui ne peut pas se faire de manière déraisonnée. Le ministre en a longuement parlé. Cette activité fera l'objet d'une étude spécifique. J'ai reçu les représentants d'une ONG qui défend la cause animale et ses membres m'ont fait part de leurs inquiétudes à ce sujet. Cette activité sera surveillée de près par le ministère, notamment à travers des audits vétérinaires et un suivi strict de la conformité à notre Animal Welfare Act.

Finissons sur la politique. Vous pensez que «Missie Moustass» a eu un impact sur les résultats des élections ?

Soyons clairs. L'espionnage politique et les écoutes téléphoniques sont des pratiques illégales. Nous sommes totalement contre. Cela a été possible, car il y avait les équipements pour. La surveillance se fait sous contrôle juridique lorsque la situation le demande. Les révélations faites par Missie Moustass nous ont choqués au plus profond de nousmêmes. Nous avons entendu plusieurs hautes personnalités de l'ancien régime dire l'impensable. Cela a été le dernier clou dans le cercueil du MSM. Je pense que nous aurions quand même gagné les élections sans Missie Moustass car le peuple en avait ras-le-bol de la mafia institutionnalisée qui dirigeait le pays, surtout durant ces cinq dernières années. Le vent de changement soufflait déjà et c'est probablement devenu un cyclone de changement avec les révélations des écoutes téléphoniques.

Vous vous voyez où dans cinq ans ?

La vie est pleine de surprises et d'incertitudes. Nous cheminons sur notre parcours chacun à sa façon. La politique n'est heureusement pas la seule façon de servir notre pays. Moi, j'ai fait le choix de l'engagement politique. Je l'ai fait par conviction et j'ai fait de cette conviction une passion. Dans cinq ans, je serai à la fin de mon deuxième mandat. Ce sera au chef du parti de décider si je mérite une nouvelle investiture dans la circonscription où j'ai été élu à deux reprises en tête de liste.

D'ailleurs, jamais un candidat rouge n'avait été élu dans cette circonscription en première position deux fois de suite et je tiens à remercier l'électorat du no 1 d'avoir placé sa confiance en moi et de m'avoir fait ce cadeau. Maintenant, j'espère qu'à la fin de ce mandat, j'aurai la même envie d'être candidat à nouveau. Si je le suis, ce sera évidemment sous la bannière du PTr. Monn ne dan lakaz travayis, mo pou mor dan lakaz travayis. Ce qui est sûr, c'est que, en politique ou dans un autre domaine, dans cinq ans, je serai toujours un citoyen au service de mon pays.

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