Le discours du Président français, Emmanuel Macron, lundi 6 janvier dernier, lors de la Conférence des ambassadeurs français, passe mal auprès de l'opinion publique africaine. Dans cette interview, l'historien Dr Doti Bruno Sanou, enseignant à l'université Nazi-Boni (Bobo-Dioulasso) et dans d'autres universités privées, par ailleurs coordonnateur du Centre africain de recherche pour une pratique culturelle du développement, réagit à cette sortie du président français. Pour lui, le Président Macron « ne connaît probablement pas bien l'histoire de la France ».
Pour l'historien que vous êtes, quelle a été la contribution des Africains aux deux Guerres mondiales ?
Les Africains ont beaucoup participé à la 1re Guerre mondiale (1914-1918). Ce sont des dizaines de milliers d'Africains qui ont été recrutés, qu'on appelait à l'époque des Tirailleurs sénégalais, qui ont été sur le terrain en France. Mais aussi, il y a les populations restées sur les territoires coloniaux qui ont contribué, non seulement par les impôts, mais également les vivres qui étaient envoyés aux troupes en France ou au Maghreb. La Seconde Guerre mondiale a également connu une participation de milliers de Tirailleurs sénégalais. Beaucoup y ont perdu la vie et beaucoup y ont été maltraités. L'Afrique a énormément contribué à la délivrance de la France de l'emprise de l'Allemagne.
La Haute-Volta, aujourd'hui Burkina Faso, a eu des accords militaires avec la France aux lendemains des indépendances. Sur quoi portaient-ils exactement ?
Il y a eu effectivement des accords avec la Haute-Volta à l'époque, mais il faut remonter un peu plus loin, durant la période coloniale. Le domaine de la défense était strictement à l'initiative du gouvernement français. Bobo-Dioulasso, dès 1899, était la 2e capitale militaire en Afrique occidentale française (AOF) après Tombouctou, et ce, jusqu'au 31 décembre 1961. Il y a eu des accords sous l'Union française en 1946 tout comme sous la Communauté française en 1959, avec l'Afrique équatoriale française (AEF) et avec l'AOF notamment l'ordonnance du 7 janvier 1959 qui donne une idée de la défense globale.
L'AOF, par exemple, était placée sous un commandement supérieur dirigé par un général de l'armée française. Il y avait deux brigades dans AOF. La première, située à Saint-Louis au Sénégal, couvrait le Sénégal, la Guinée, le Mali et la Mauritanie, et la 2e à Abidjan en Côte d'Ivoire qui couvrait la Côte d'Ivoire, le Dahomey, la Haute-Volta, le Niger et le Togo.
Pour comprendre cette organisation, il faut encore remonter à la Seconde Guerre mondiale. Au début de cette guerre, la France a été envahie alors que l'Angleterre et les Etats-Unis ne s'étaient pas encore engagés dans la guerre.
En 1941, à la Charte de l'Atlantique, l'Angleterre et les Etats-Unis avaient convenu l'un envers l'autre de la fin de l'expansionnisme et que toute colonie qui demanderait son autonomie qu'on la lui accorde. Le général Charles De Gaule qui s'était réfugié en Angleterre pour organiser la résistance savait aussi qu'en cas de victoire, avec l'engagement des Etats-Unis et de l'Angleterre, la France risquait de perdre du poids dans la gestion du monde. Il fallait réviser sa position avec ses anciennes colonies.
Jusqu'en 1958, même sur le plan politique et économique, la France a cédé des responsabilités aux populations des colonies.
Sur le plan militaire, De Gaulle a maintenu la présence. C'est à partir de 1959, avec la création de la Communauté après le referendum du 28 septembre 1958, que la France va réviser sa position militaire avec les colonies de l'Afrique française. De Gaulle était un historien, il enseignait l'histoire des armées à l'école militaire Saint-Cyr. En tant qu'historien, il essayait de prévoir le devenir des colonies. Donc, il a créé la Communauté pour permettre à la France de toujours dominer ses colonies.
En 1959, il y a également eu des accords signés par la France et ses colonies de telle sorte que la défense intérieure et extérieure dans la Communauté, l'installation des bases militaires dans ces Etats et la coopération étroite entre la France et ces Etats sur plusieurs plans y étaient bien mentionnés. Jusqu'à présent au niveau de l'Afrique notamment le Sahel, zone très riche, la France était là. Il ne fallait pas que la France la perde. Forcément, son départ pose un problème.
Avec la Haute-Volta, il y a eu un premier accord en 1961. Un accord d'assistance militaire technique où le Président Maurice Yaméogo aurait dit clairement que la Haute-Volta n'avait pas besoin d'armée militaire étrangère sur son sol. L'armée française a donc été dégagée de Bobo-Dioulasso en 1961 et a rejoint la Côte d'Ivoire. Donc sur le plan historique, il faut comprendre que la France est en train de perdre son pré carré en Afrique notamment en Afrique occidentale.
Les pays de l'Alliance des Etats du Sahel (AES) ont-ils été les premiers à dénoncer des accords de coopération avec l'ancienne puissance coloniale ?
Les pays de l'actuelle AES, même sous la période coloniale, ont été anti-Communauté en réalité. Que ce soit le Soudan ou l'actuel Mali, la Haute-Volta à l'époque, ou le Niger, ils étaient contre l'installation de l'armée française en Afrique. C'est un mouvement historique, car depuis 1959, la Haute-Volta, le Niger, le Sénégal et le Mali avaient voulu créer la Fédération du Mali, chose que De Gaulle a combattue. Pour lui, il ne fallait pas accéder à l'indépendance dans le cadre d'une fédération. Les pays de l'AES continuent aujourd'hui ce qui a été entamé avant-même les indépendances.
Comment avez-vous accueilli l'action posée par les pays de l'AES ?
C'est une question d'indépendance. On ne peut pas être indépendant sous la tutelle de quelqu'un d'autre. A partir de 1966, la plupart des présidents civils à l'époque ont été renversés par la France et remplacés par les militaires. Dans le cas de la Haute-Volta actuelle, le président Maurice Yaméogo a été renversé, le 3 janvier 1966 et remplacé par Sangoulé Lamizana. Il y a eu tous ces renversements parce que la France pouvait dominer son pré carré à travers les militaires au pouvoir à l'époque. Si paradoxalement aujourd'hui dans les pays de l'AES ce sont les militaires qui chassent les militaires français, c'est une quête d'indépendance.
Nous sommes à la fin d'une civilisation ou encore à la fin d'un cycle historique. Tous les pays sont en train de réviser leur position. Au niveau de la France, nous avons eu des chefs d'Etat jeunes, qui connaissent mal l'histoire de la France depuis le Moyen-âge. Comment arriver à tisser les relations avec les anciennes colonies ? Par exemple pour le cas de l'Angleterre, elle a un autre type de rapport avec ses anciennes colonies. Pourtant, la France veut toujours continuer de pratiquer la politique de l'assimilation même après les indépendances. Donc la position des pays de l'AES est vraiment une option d'indépendance.
Le président français estime que les relations entre la France et l'Afrique sont surtout victimes d'un panafricanisme et de manipulation de la Russie. Qu'en dites-vous ?
La France n'a jamais été favorable au panafricanisme. Vous savez qu'entre les années 1960 et 1963, et même après, l'Afrique était divisée en deux groupes. Il y avait le groupe de Monrovia, dirigé par le panafricaniste Kwamé Nkrumah, et le groupe de Casablanca, dirigé par Félix Houphouët-Boigny, pro français. Donc, la France n'a jamais soutenu l'intégration africaine. La preuve en est que celui qui s'est battu pour l'unité de l'Afrique, qui a été le concepteur avec d'autres chefs d'Etat de l'Union africaine, était Kadhafi.
Il suffit de voir comment il est mort, avec l'intervention de Sarkozy. Aujourd'hui, je vois encore des discussions à la télévision et dans la presse écrite sur ce dossier. Concernant le Maghreb, la France et les pays européens considèrent le Maghreb comme faisant partie de l'Europe, dans la continuité de l'ancien Empire romain. Ainsi, l'Afrique est souvent réduite à l'Afrique subsaharienne, l'Afrique noire. Cela fait partie d'une réflexion qui a perduré et la France ne veut pas que cette réflexion continue.
Je fais partie de l'Association des historiens africains et nous rencontrons des difficultés à voir l'histoire de l'Afrique enseignée par des Africains. C'est un combat constant. La France est anti-panafricaniste, et en même temps, elle accuse la Russie. Mais pourquoi accuser la Russie ? La Russie pourrait aussi accuser la France et l'Europe de vouloir soumettre les Etats africains. C'est une réflexion plus large à mener aujourd'hui, car nous sommes à la fin d'un cycle historique. Pratiquement tous les états européens, y compris les Etats-Unis, sont perturbés. Nous sommes en train de chercher les matériaux pour construire le nouveau monde.
Emmanuel Macron a qualifié d'ingrats les pays africains qui ont bénéficié de I'intervention militaire française au Sahel contre le terrorisme. Quel est votre commentaire ?
Je dirais aussi : est-ce que la France n'est pas ingrate envers les pays africains ? Il suffit de regarder l'histoire. Combien d'Africains sont morts lors de la Seconde Guerre mondiale pour sauver la France ? Mais est-ce que la France a remercié les tirailleurs sénégalais ? Combien d'entre eux ne touchent pas de pensions, bien qu'ils aient consacré leur vie pour cela ? Pensons à la Première Guerre mondiale et à la Seconde Guerre mondiale : qu'est-ce que les colonies africaines n'ont pas apporté à la France et aux alliés ?
Les opérateurs économiques sur place exploitaient nos ressources, comme le coton, le café, etc. Mais est-ce qu'on les a remerciés ? Aujourd'hui, si Macron parle d'ingratitude, je pense qu'il se trompe. Il ne connaît probablement pas bien l'histoire de la France, sinon il n'aurait pas dit cela. L'armée française était présente, mais combien d'Africains sont morts dans cette lutte contre le terrorisme ? Il y a des zones où l'armée française se trouvait, mais les militaires africains n'avaient pas accès à ces zones. Tout cela est documenté, il y a des zones d'ombre.
Le Président français, Emmanuel Macron, a opté pour une reconfiguration de la présence militaire avec l'Afrique. Est-ce la bonne option ?
Pourquoi vouloir absolument rester en Afrique ? Si les Africains vous ont chassés, il faut partir. Ce sont des Etats souverains. Lorsqu'ils auront besoin de vous, ils vous appelleront. Je pense que Macron se trompe en optant pour cela.
C'est vrai que lorsqu'on parle de lutte contre le terrorisme, cela profite aux industries européennes. Aucun de nos pays ne fabrique des chars ou des avions de combat. Nous sommes obligés d'acheter tout cela en Europe. Ainsi, cette industrie fonctionne bien et, sur le plan économique, elle fait vivre beaucoup d'Etats européens. Plus la guerre est intense, plus cela profite à l'Europe sur le plan économique. Mais il faut aujourd'hui travailler à dépasser ce système.
En tant qu'historien et cela n'engage que moi, la solution du nouveau monde viendra de l'Afrique. C'est pour cela que l'on ne veut pas que les communautés africaines de base se retrouvent et s'entendent. Les Etats qui ont hérité de la conférence de Berlin ont fragmenté les communautés qui cherchent aujourd'hui à se réconcilier. Mais la solution viendra forcément de l'Afrique.
Quelle lecture faites-vous de la politique française actuelle en Afrique ?
La politique française actuelle en Afrique peut être analysée à travers le prisme de son héritage colonial. Depuis le 19e siècle, l'expansion des puissances européennes vers d'autres continents, notamment l'Asie et surtout l'Afrique, a été pensée dans des termes de domination. Chaque métropole a alors conçu une politique spécifique. En ce qui concerne la France, il s'agissait de la politique de l'assimilation, visant à transformer les populations indigènes en « Blancs » européens, en leur imposant une culture, des valeurs et un mode de vie européens.
Pour ce faire, elle a mis en place le régime de l'indigénat très cruel. Aujourd'hui, dans de nombreux pays africains, notamment au sein de l'AES, il y a une remise en question de cette politique et même des fondements de nos Etats. Certains chefs d'Etat exigent une révision de notre système éducatif afin que le continent africain puisse véritablement accéder à l'indépendance, non seulement politique, mais aussi économique et culturelle.
Au Burkina Faso, bien que des avancées tardent à se mettre en place, il est essentiel de repenser la politique de nos Etats, en commençant par l'éducation. Aujourd'hui, lorsque l'on parle de développement endogène, il est nécessaire de se tourner vers notre passé pour retrouver les matériaux nécessaires à la construction de notre présent. Dans nos pays africains, et particulièrement au Burkina Faso, nos ancêtres étaient des scientifiques, mais la colonisation française nous a poussés à rejeter leurs savoirs et leurs méthodes.