Dans l'imaginaire collectif, Maurice est ce tableau vivant, un éclat d'arc-en-ciel suspendu au bord de l'océan. Les discours officiels, les anniversaires d'indépendance, les impressions des visiteurs en vacances, en sont l'écho rituel, tissant des louanges sur notre cohabitation pacifique et la richesse de notre pluralité culturelle. Mais derrière cet écran irisé se cache une vérité plus complexe, presque douloureuse : l'arc-en-ciel que nous brandissons fièrement est un puzzle dont les pièces refusent encore de s'imbriquer.
Depuis plus d'un demi-siècle, le multiculturalisme est devenu notre étendard, un mot glorifié dans les récits officiels et vanté à chaque visite d'une personnalité internationale. Pourtant, il n'a jamais été qu'une juxtaposition, une cohabitation où les couleurs se côtoient mais ne se mélangent pas. Le multiculturalisme mauricien, figé par le poids de l'histoire coloniale et les dynamiques politiques, n'a jamais su évoluer vers une véritable interculturalité -- cet espace vivant où les identités dialoguent, s'entrelacent et se transforment mutuellement.
L'île Maurice est un paradoxe : riche de ses apports africains, asiatiques et européens, elle reste pourtant enfermée dans des silos communautaires. Ces silos, héritages d'un passé marqué par la division et le «divide and rule», perdurent aujourd'hui sous la bénédiction implicite d'un système politique qui prospère sur l'entretien des clivages ethniques. Le Best Loser System, vestige d'un autre temps, empêche la construction d'une citoyenneté unifiée. Et cette incapacité à transcender nos différences pour bâtir un «nous» collectif empêche Maurice de véritablement entrer dans la modernité.
Comment dépasser cette impasse ? La réponse n'est pas simple, mais elle passe par une transformation profonde, un changement de paradigme. Maurice a besoin d'un centre culturel mauricien, un espace pensé non pas comme un musée figé, mais comme un laboratoire vivant de l'interculturalité. Ce lieu serait un foyer où les multiples héritages de notre histoire pourraient entrer en dialogue, où la culture ne serait pas une collection d'objets ou de rites, mais une expérience partagée.
Ce centre pourrait être une plateforme où artistes, penseurs et citoyens se rencontreraient pour réinventer le récit mauricien. Il ne s'agirait pas seulement d'honorer les traditions, mais de les questionner, de les enrichir, de les transformer. La danse traditionnelle bhojpuri pourrait dialoguer avec les rythmes africains du séga ; la cuisine chinoise se mêler aux saveurs européennes et créoles pour créer de nouvelles harmonies, ensemble, pas chacun de son côté. Et plus profondément, ce lieu pourrait être un espace de réflexion sur ce que signifie être mauricien dans un monde globalisé.
Le multiculturalisme a ses limites : il célèbre la différence sans chercher à la comprendre. L'interculturalité, au contraire, invite au dialogue, à l'échange, à la co-création. Elle ne se contente pas de juxtaposer des identités : elle les croise, les transforme, les enrichit. Un centre culturel mauricien pourrait incarner cette vision, en devenant un lieu où les lignes de l'arc-en-ciel cessent de courir parallèlement pour se fondre en une lumière commune.
L'arc-en-ciel mauricien est beau, mais il est fragile. Il est temps de reconnaître ses failles et d'imaginer un avenir où ses couleurs ne se contentent pas de coexister, mais s'entrelacent pour créer quelque chose de nouveau. L'interculturel est la clé d'une nation qui se réinvente, qui ose regarder au-delà des clivages hérités pour embrasser sa complexité.
Le melting pot mauricien, tant vanté, n'a jamais vraiment existé, sauf sur les cartes postales. Mais il n'est pas trop tard pour le faire advenir. Un centre culturel mauricien, pensé comme un carrefour des identités, serait le point de départ d'un véritable projet de «nation building». Car sans cet espace de dialogue et de création, Maurice risque de rester prisonnière de son passé, condamnée à répéter les mêmes récits, sans jamais écrire une nouvelle page, même cinq générations plus tard. «Dans un monde globalisé, il est essentiel de préserver les spécificités culturelles, mais aussi de créer des espaces de dialogue où ces spécificités peuvent se compléter», nous rappelle le prix Nobel d'origine mauricienne, Jean-Marie Gustave Le Clézio.
Dans un monde qui évolue, et où les identités se redéfinissent, Maurice ne peut se permettre de rester figée. Il est temps de troquer l'éphémère de l'arc-en-ciel pour la durabilité d'une lumière partagée. Il est temps d'oser le croisement.
L'écriture demeure un lieu où les frontières s'abolissent, où chaque culture peut apporter sa lumière, sa musique, son souffle. Plusieurs écrits et prises de position nous invitent à voir dans la diversité culturelle non pas une menace, mais une promesse d'enrichissement mutuel et de renouveau humain.