Jyoti Jeetun, néophyte en politique, se retrouve à la tête d'un méga-ministère regroupant les Services financiers et la planification économique. Comment compte-t-elle gérer ce ministère, surtout avec des caisses vides ? La ministre revient sur ses priorités et sa vision. Elle aborde aussi le sujet de la place des femmes en politique et des réformes nécessaires pour une meilleure représentativité au conseil des ministres...
Le jour de votre nomination comme ministre, vous avez dit que c'est «the best job in the world». Deux mois après, vous le pensez toujours ?
J'ai quitté une longue carrière corporate très riche pour servir le public. Je voulais amener une contribution positive pour les prochaines générations, et ce ministère me donne la plateforme nécessaire pour le faire. Il faut savoir que la décision de créer le ministère où je suis est la vision du Premier ministre, car la planification économique n'existait plus. Or c'est crucial pour un pays d'avoir un plan d'avenir global pour savoir dans quelle direction on va.
Mais commençons par le secteur financier. Bon, ici je tiens à préciser que contrairement à ce que pensent les gens, je ne suis pas de formation une spécialiste de l'immobilier. J'ai travaillé dans le Real Estate durant les neuf dernières années, mais je ne suis pas et je n'ai jamais été une spécialiste de ce domaine. J'ai longtemps évolué dans le secteur financier y compris dans les grandes banques internationales à Londres. C'est un secteur qui a une assise solide et qui contribue 13,8 % au PIB. C'est d'ailleurs le plus gros contributeur.
Quant au secteur du Global Business, la contribution est de 8 %. Nous parlons aussi de 17 600 emplois directs et des milliers d'emplois indirects. De plus, c'est un secteur qui n'a pas les mêmes contraintes de croissances que les secteurs traditionnels. Nous sommes un petit pays, donc tout est limité, que ce soit les terres, nos plages ou la main-d'oeuvre entre autres. Mais le secteur financier repose sur la connaissance, les talents et la technologie. Notre marché est le monde entier. Ce que je veux dire, c'est que c'est un secteur qui a beaucoup plus de potentiel de croissance.
Maintenant, venons-en à la planification économique. Bon, il y a eu un cruel déficit dans ce domaine durant les dernières années. Il n'y a eu ni prévoyance, ni vison. Le gouvernement a rétabli ce ministère qui viendra avec un Plan pour le développement socioéconomique du pays avec une vision cohérente sur le long terme. On va reconstruire les fondations même de notre pays que ce soit au niveau social ou économique.
Et moi, je suis une personne formée en finances et stratégie. Ce qu'il nous faut aujourd'hui, c'est établir où nous voulons être dans 10 ans, dans 20 ans, voire après. Mais le travail ne s'arrête pas là. La planification seule ne sert à rien, il nous faut un plan de mise en oeuvre. Voici ce qu'il nous faut : un plan d'action clair, une feuille de route simple et un suivi régulier des résultats. La planification ne suffit pas - il faut agir. On doit préciser les règles, le budget, les moyens et tout ce qui permet de réaliser nos projets.
Il nous faut, par exemple, un système d'éducation et de formation adapté. Il nous faut des infrastructures et un écosystème moderne à tous les niveaux. Il nous faut la technologie. Dans tous ces domaines, ce type de développements a été fait au petit bonheur, sans aucune planification ces dernières années. C'est donc un ministère où il y a une collaboration avec tous les autres ministères.
Et tout cela mis ensemble, if this is not the best job in the world, I don't know what else is!
Lorsque nous parlons de développement économique, nous parlons d'argent. Or, selon le «State of the Economy», il n'y en a pas. Comment allez-vous développer sans argent ?
Le développement économique suit la planification. Il faudra mettre des ressources dans les secteurs qui vont augmenter la richesse et la prospérité. Prenons l'exemple d'un knowledge-based economy. Il faudra avoir des compétences. Donc, notre système éducatif et nos institutions doivent pouvoir produire ce genre de compétences. Est-ce que cela demande plus d'argent ou plutôt un rethinking du système, c'est-à-dire penser différemment ? Il faudra trouver des moyens novateurs pour attirer et conserver nos talents. Parlons du Diaspora Scheme. Cela existe depuis 10 ans, mais on n'a attiré qu'environ 500 personnes. Ce n'est pas assez, surtout que certains sont revenus et sont repartis par la suite. Trouver les moyens d'attirer nos talents de l'extérieur ne coûte rien. Donc, tout n'est pas juste une question d'argent.
Cela a l'air simple lorsque vous le dites...
Soyons franc sur le sujet de l'emploi à Maurice. Avant de changer quoi que ce soit, il y a un changement de mentalité à apporter. Aujourd'hui, toutes les entreprises, que ce soit les boulangers, les restaurants, les hôtels, les stations-services, bref petites et grandes entreprises font face à un problème de main-d'oeuvre. Or, lorsque je reçois les mandants, quasiment la totalité cherche un travail dans le gouvernement alors que dans une économie ce sont les entreprises qui sont censées créer l'emploi. Il y a un problème, non ? Donc, comment on fait ce match-making ?
Résoudre ce problème ne fait pas partie du développement économique ?
Certes, mais c'est surtout un changement de mentalité et de culture, comme je viens de dire. Je n'arrête pas de dire que le travail ne se résume pas à un poste dans le secteur public. Il faut encourager la culture de l'effort. Il nous faut bâtir une nation d'entrepreneurs. On n'a pas nécessairement besoin de diplôme pour être self-employed, Le changement de mindset devra s'accompagner d'une revalorisation du travail dans les autres secteurs et l'entrepreneuriat, la formation en continu. La récompense vient avec l'effort, there is no such thing as a free lunch.
Une des promesses électorales est la création de nouveaux secteurs. Vous savez déjà quels nouveaux secteurs seront développés sous votre ministère ?
Le State of the Economy a démontré que les finances du pays sont in a big mess. Il y a des urgences immédiates, puis il y a le plan sur les moyen et long termes. Dans l'immédiat, il y le redressement des finances du pays, comment augmenter les revenus et diminuer les dépenses. Il faut diminuer la note de l'importation et notre dépendance sur le dollar qui devient de plus en plus cher. Et on a vu, avec le discours inaugural de Trump, que cela pourrait devenir encore plus cher.
Pour les moyen et long termes, il y a des idées novatrices, comme l'économie bleue, l'économie de l'océan, les investissements verts, la haute technologie, les valeurs ajoutées entre autres. Mais n'oublions pas que tout nouveau secteur prend du temps avant de se développer. Le secteur financier a pris 30 ans pour arriver là où il est. Il ne faut pas croire que du jour au lendemain, un secteur nouveau deviendra un pilier important de notre économie. Cela prend du temps de mettre la base et le développer. C'est ce que nous ferons à travers la planification économique et les ministères respectifs.
Et il ne faut pas oublier nos secteurs existants. Il faudra voir comment les rendre plus efficaces et avoir plus de valeurs ajoutées. Regardons le tourisme. Nous ne pouvons pas continuer à construire plus d'hôtels. Il y a une limite à combien nous pouvons en accueillir. Donc, ce qu'il faut faire, c'est voir comment faire pour que ce même nombre d'arrivées rapporte plus au pays. Et surtout ne pas compter sur la dépréciation de la roupie mais en la croissance en termes réels.
La réputation de Maurice a été secouée par le passage sur la liste grise du GAFI et la liste noire de l'UE. Quelles mesures prendrez-vous pour que cela ne se reproduise plus ?
Nous devons redoubler d'efforts pour respecter les normes internationales et éviter de nous retrouver à nouveau dans cette situation critique. C'est un procédé qui doit se faire en continu et avec beaucoup de rigueur. Lorsque je suis arrivée, j'ai appris que le National Risk Assessment, qui était dû en 2022, est en retard. Une telle situation pourrait nous mettre à risque. C'est une de nos priorités et je suis en train de voir, avec mon équipe, comment accélérer les choses. Puis, il y a le Mid-Term Review qui est dû en 2027. Nous allons être examinés à ce moment-là pour voir si notre secteur est au niveau requis en termes de conformité avec les règlements internationaux. Mais le travail doit se faire maintenant, pas question d'attendre 2027. Pour cela toutes les institutions concernées et les hommes et femmes qui y travaillent doivent se mettre au boulot, the clock is ticking.
Au-delà de ça, il faudra s'occuper aussi du Ease of Doing Business et l'efficacité opérationnels de nos institutions clés telles que la Financial Services Commission. Aujourd'hui, le secteur se porte plutôt mal à ce niveau-là. Je reçois deux à trois plaintes par jour des opérateurs. Leurs dossiers sont bloqués depuis un bon bout de temps. C'est inacceptable. Il faut que nos institutions publiques, que le soit les régulateurs ou facilitateurs, soient efficaces. Un tel niveau d'inefficacité opérationnel est inacceptable. On doit améliorer la qualité des services car n'oublions pas que nos clients sont à l'échelle internationale. Puis, il y a le côté réputation, branding et visibilité de notre secteur à faire. Il n'y a pas eu suffisamment de marketing et de promotion ces dernières années. Nous sommes sortis de la liste grise, mais nous ne l'avons pas annoncé en fanfare. Il va falloir rectifier cela.
Donc, travailler pour éliminer les faiblesses en interne, diversifier notre gamme d'offres de produit et de service ainsi que nos marchés avec une campagne promotionnelle soutenue pour renforcer l'image de marque, le positionnement et la visibilité de notre centre.
Mais aujourd'hui, nous faisons face à des compétiteurs comme la GIFT City de l'Inde...
Nous évoluons dans un monde de plus en plus libéral où c'est l'économie du marché qui décide de la compétition. Cela fait partie du jeu. Vous avez parlé de GIFT City. Cela dépend de comment on le voit. Il peut être un compétiteur ou un partenaire. Il faut accepter qu'il y a de plus en plus de centres qui émergent aussi, comme le Botswana, les Seychelles ou le Rwanda, sans oublier les centres bien établis tel que Singapour. Donc, il faut qu'on soit plus compétitif que ce soit en termes d'efficacité opérationnelle, de qualité de nos services, des produits et tout cela en continuant à renforcer notre réputation et notre image au niveau international.
Et comment y arriver ?
Il faut être rapide, efficace et offrir un service de qualité. Il faut continuer à innover en termes de produit et de marché. Il est temps d'élargir nos horizons au-delà de l'Inde et de saisir l'immense potentiel du marché africain à notre porte. L'Afrique, avec sa croissance démographique et économique, représente une opportunité stratégique majeure que nous ne pouvons plus ignorer. Et encore une fois, il faut faire la promotion de notre secteur pour augmenter sa visibilité. La rapidité de nos services est importante. Vous savez, quand un opérateur attend son permis pendant six mois, il y a des clients derrière qui sont à New York, Londres ou Paris et qui demandent pourquoi il doit attendre six mois alors qu'à Singapour, par exemple, c'est bien plus rapide. C'est comme cela que nous perdons notre compétitivité.
Dans le secteur, on explique que pour sortir des listes grises et noires, il y a des procédures qui sont devenues plus complexes, comme les audits et les «due diligence». Est-ce qu'il existe un moyen pour réduire cette administration lourde tout en gardant le niveau de «compliance» ?
Depuis la crise financière, le compliance a pris le dessus dans tous les secteurs financiers, et cela ne fait qu'augmenter, avec tout ce qu'il y a comme terrorisme et blanchiment d'argent. Donc, il faut vivre avec et ménager et arbitrer le compliance et le business. Cela dit, il faut aussi avoir un peu de bon sens et de logique. Cela devient du red tapism lorsque les gens n'utilisent pas leur logique et ne voient pas que des fois, la rigidité n'a pas de sens. Il faut être rationnel. Par exemple, si on connaît un client très bien, qui est d'une firme avec une excellente réputation et qui a déjà fourni tous les documents, pourquoi retarder les procédures ? Il faudra empower nos employés. Souvent ils ont peur que s'ils ne cochent pas toutes les cases, ils seront pénalisés.
Mais cette manière de fonctionner assure la sécurité du secteur, non ?
Je vous parle d'administration. Les dossiers problématiques ne doivent pas être mis de côté - ils doivent soit être résolus, transmis au niveau supérieur pour décision. Appliquons une approche logique et efficace dans le traitement de chaque dossier. Si une personne justifie la source de ses fonds pour une transaction par un rapport annuel public dans lequel il y a son salaire, on ne peut pas lui dire que le rapport annuel n'est pas sur la liste des cases à cocher donc on ne peut pas l'accepter.
Vous avez parlé d'un secteur qui repose sur la connaissance. Or, nous faisons face à une fuite des cerveaux. Vous avez un plan pour renverser la vapeur ?
Il y a deux problèmes. Tout d'abord, il y a ceux qui partent étudier et qui ne reviennent pas. Nous sommes en train d'exporter nos meilleurs éléments alors que nous devrions les retenir. Tous les grands pays demandent ces talents car le développement est impossible sans talent. Puis, il y a ceux qui quittent le pays pour aller au Luxembourg, le Canada et d'autres pays. Au niveau du gouvernement, nous allons venir de l'avant avec un programme solide et audacieux pour renverser la vapeur. Attention, je ne dis pas qu'ils ne doivent pas partir. L'exposition internationale est une bonne chose. Cela enrichit. Ce que nous devons faire, c'est les attirer au pays par la suite.
Parlons politique. Vous êtes l'une des deux femmes du cabinet ministériel. Pourquoi est-ce que la représentation féminine est si faible ?
(Soupir) Évidemment il faudrait plus d'équilibre entre les hommes et les femmes au cabinet. Mais croyez-moi, l'ambition d'y arriver est toujours là. Dans les réformes électorales prévues, il y aura des amendements concernant le nombre de candidature de femmes, ce qui mènera à plus de femmes au cabinet. Puis, n'oublions pas que parmi les junior ministers, il y a quatre femmes.
Les prémices d'une secousse s'annonce avec la situation de Franco Quirin. Comment est-ce que le parti gère la situation ?
Le président du parti a abordé le sujet dans une interview récente. je vais m'en tenir à ce qu'il a dit.
Vous avez fait carrière dans le monde «corporate». Comment s'est passée la transition vers la politique active ?
La décision a été mûrement réfléchie. A un moment de ma vie, une petite voix intérieure me disait qu'il était temps de faire quelque chose pour le pays. Depuis le Covid, je faisais partie d'un groupe de réflexion et nous voulions faire quelque chose de nouveau. Les sondages, dont un publié par l'express en octobre 2023, démontrait que la majorité des Mauriciens voulaient une nouvelle émergence politique. Mais après, nous nous sommes dit qu'avec le système électoral existant, il allait être difficile de commencer quelque chose de nouveau. J'ai été approchée par les deux leaders séparément pour les aider au sein de l'alliance du Changement.
Dans le groupe, nous avons beaucoup réfléchi. J'ai sollicité ma famille et mes proches aussi pour savoir si je devais faire un saut dans la vie publique, et dans quel format. C'est comme ça que la décision a été prise et que j'ai quitté ma vie d'entreprise en juillet 2024 pour me joindre à la politique. La transition n'a pas été simple. Il y a eu quatre mois très intenses, très compliqués dans ma vie personnelle. Il a fallu apprendre à naviguer sur le terrain et passer sur des événements parfois traumatisants.
Puis, j'ai été nommée ministre, ce qui rajoute encore un niveau de changement et d'adaptation par rapport à ma vie avant. Cela n'a pas été facile, des fois c'est toujours compliqué, mais chaque jour qui passe je suis de plus en plus à l'aise et confiante. Et au fond, je reste forte dans ma conviction d'aider à changer les choses. Car après tout, c'est the best job in the world.