L'élection de Bassirou Diomaye Faye en mars 2024 était déjà historique et pour le moins inattendue. Comment un homme inconnu du grand public quelques mois auparavant s'est-il retrouvé plébiscité à la tête de l'État du Sénégal, face à des candidats plus connus et jouissant d'une longévité et légitimité politiques certaines, comme Khalifa Sall, Idrissa Seck ou encore Amadou Ba ? Faye a été élu avec 54,28 %.
Jamais, dans l'histoire politique du Sénégal, un opposant n'avait remporté une élection présidentielle au premier tour. Le 24 mars 2024, les Sénégalais ont exprimé un choix de rupture. Une rupture confirmée par les résultats des élections législatives du 17 novembre 2024 qui ont donné une majorité absolue au parti Patriotes africains du Sénégal pour l'éthique et la fraternité (Pastef) avec 130 députés sur 165 sièges.
Au lendemain de son élection, lors de son premier discours adressé aux Sénégalais, Faye a réitéré cette volonté ferme et sans ambiguïté d'opérer des changements dans la gouvernance : « Rien ne sera comme avant ». Objectif entendu si l'on en juge par la victoire électorale éclatante de Pastef aux législatives. Cette victoire est aussi une sanction de la classe politique au pouvoir jusqu'en 2024, et désormais réduite, tous partis confondus, à la portion congrue.
Doctorant en science politique, mes travaux portent en partie sur l'étude de la dynamique électorale de ce parti (et d'autres partis politiques sénégalais) dans une perspective comparatiste, englobant à la fois le contexte sénégalais et celui de la diaspora. Dans l'analyse qui suit, j'examine les facteurs clés qui ont contribué au succès remarquable du Pastef lors des récentes élections législatives au Sénégal.
"Du plus fort reste" à la magistrature suprême
La première participation du Pastef à une élection d'envergure remonte à 2017, trois ans à peine après sa création. Au terme de ce scrutin, le leader du parti, Ousmane Sonko, sous la bannière « Ndawi Askan Wi » (Mandataires du peuple) , a été élu député via « le plus fort reste » (attribution des sièges restants après une répartition proportionnelle initiale aux listes ayant les plus grandes fractions décimales non utilisées) avec un total de 37 535 voix, soit environ 1,13 % des suffrages exprimés. Cette élection de justesse de Sonko à l'Assemblée nationale a largement contribué à vulgariser la vision du parti et son positionnement dans le paysage politique sénégalais.
Avec des sorties remarquées, notamment sur les questions de gouvernance et de corruption, Sonko a fabriqué sa propre aura au sein de l'hémicycle et dans l'opinion.
L'année 2019 marque la première participation du parti à une élection présidentielle et son véritable test électoral. Le Pastef parvient à franchir le "grand" barrage des parrainages avec quatre autres candidats. Ce qui lui permet de participer à une élection très sélective, composée de cinq candidats et taillée sur mesure par le pouvoir qui a exclu deux candidats importants (Khalifa Sall et Karim Wade). Mais qui a sans doute, par la même occasion, sous-estimé Ousmane Sonko.
Ce dernier, malgré des moyens limités, mais grâce à l'appareil partisan bien rôdé du Pastef, parvient à se hisser à la troisième place avec 15,67 %, derrière Macky Sall et Idrissa Seck. A la tête de très grandes coalitions disposant de ressources financières et logistiques nettement supérieures au Pastef, tous deux ont respectivement obtenu 58,26 % et 20,51 %. Le résultat du Pastef confirme la montée en puissance de ce parti. Il devient de fait le principal parti d'opposition au président Macky Sall, après le ralliement d'Idrissa Seck au camp présidentiel en échange d'une nomination comme président du Conseil économique, social et environnemental.
Porte-parole des frustrations populaires
Le second mandat de Macky Sall (2019-2024) est marqué par une très forte ruée de « transhumants » vers sa coalition présidentielle tandis que Sonko et le Pastef restent fidèles à leur position et redynamisent le mode de financement participatif, via des levées de fonds, avec la contribution de chaque militant à la hauteur de ses moyens.
A titre illustratif, en janvier 2024 à Paris les militants et sympathisants du parti ont mobilisé 12 5000 000 de francs CFA (198 586 dollars US). Le Pastef, par ailleurs, s'érige comme porte-parole des frustrations populaires et installe de plus en plus de sections, y compris en milieu rural, à travers le pays.
Parti à la conquête des suffrages au sein de la coalition « Yewwi Askan Wi », il est récompensé de ses efforts lors des élections législatives de 2022 en obtenant 56 sièges.
Primauté au projet plutôt qu'aux hommes
Le triomphe du parti lors des élections législatives tenues le 17 novembre 2024 s'inscrit dans cette dynamique quasi hégémonique. Parti seul, sans aucune coalition, Pastef n'a perdu que 6 départements au niveau national sur un total de 45, face à de très grandes coalitions politiques à l'instar de « Takku wallu Sénégal » (Unis pour sauver le Sénégal) dont la tête de liste était l'ancien président Macky Sall, « Samm-sa-kaddu » (Respecter la parole donnée) ou encore « Jamm ak njarin » (Paix et utilité) dirigée par l'ancien Premier ministre Amadou Ba.
Cette ascension politique doit beaucoup à la figure charismatique de Sonko : sa constance, son endurance dans l'épreuve, la fidélité à ses principes. D'autres ajouteront son penchant populiste. Mais elle le doit aussi à une forme de renouvellement du travail partisan caractérisée par une endurance structurelle au-delà du leadership de Sonko. Malgré la très forte incarnation du parti par son leader incontesté Sonko, le Pastef a toujours accordé une primauté au projet plutôt qu'aux hommes.
Alors que d'autres partis ont dépéri ou végété suite à l'emprisonnement ou l'exil de leur leader, le Pastef s'est montré particulièrement résilient suite à l'emprisonnement de Sonko (juillet 2023-mars 2024), de Bassirou Diomaye Faye et plusieurs centaines de ses militants et élus. Grâce à ce travail, le choix de Faye comme candidat, pourtant incarcéré et peu connu dans l'opinion, n'a quasiment pas fait débat au sein de l'appareil pastéfien à la suite de l'impossibilité de Sonko de participer à l'élection présidentielle de mars 2024.
La stratégie, inédite, du parti de présenter trois candidats à l'élection présidentielle pour parer à tous les cas d'invalidation, semble avoir pris de court le pouvoir. S'en est suivie une campagne de communication mûrement réfléchie, axée sur la formule d'une grande ingéniosité : « Diomaye mooy Sonko, Sonko mooy Diomaye » (Diomaye c'est Sonko. Sonko, c'est Diomaye, en wolof). Mis à part quelques débats dans l'espace public sur le choix du candidat et sa capacité à fidéliser l'électorat pastéfien, il n'y a pas eu de controverses aiguës portant sur l'investiture de l'ex-secrétaire général du parti, désormais élu président de la République.
Le point de bascule
Au regard de ce qui précède, l'ascension du Pastef représente un tournant décisif dans le paysage politique sénégalais, marqué par une rupture avec les élites établies. En remportant la présidentielle de mars 2024 et en obtenant une majorité absolue aux législatives de novembre 2024, le Pastef a réussi à incarner un projet alternatif, articulé autour d'une critique de la gouvernance traditionnelle et d'un désir profond de renouvellement institutionnel.
La capacité du Pastef à surmonter les obstacles institutionnels, à anticiper les défis et à mener une campagne stratégique lui a permis de se distinguer comme un acteur majeur du système politique sénégalais. Cette série de succès électoraux marque une redéfinition des rapports entre la classe politique et la société sénégalaise, avec un mouvement de fond en faveur de la transparence et de l'éthique.
Ainsi, l'année 2024 pourrait bien être perçue comme un point de bascule pour la démocratie sénégalaise, avec éventuellement des implications durables sur les pratiques politiques et la relation entre gouvernants et gouvernés, ravivant de vieux idéaux portés par la gauche sénégalaise.
Continuateur historique de la gauche sénégalaise ?
Le Pastef articule un discours marqué par une volonté de rupture en termes de gouvernance exprimée par beaucoup de Sénégalais. Le parti cristallise aussi plusieurs combats menés par la gauche sénégalaise historique : rompre avec le néocolonialisme, un projet qui prend en compte les couches sociales les plus défavorisées, une redistribution équitable des ressources, un développement économique en phase avec les réalités socio-culturelles.
Dans un entretien accordé au journal Le Quotidien paru le 30 octobre 2021, Madièye Mbodj, figure importante de la gauche sénégalaise, avançait affirmait que Sonko "incarne la gauche nouvelle contemporaine". En réalité, le discours porté par le Pastef n'est pas nouveau. La nouveauté réside dans le « marketing » du discours.
Le talent de Sonko réside dans sa capacité à identifier et à agiter des sujets susceptibles de mobiliser la jeunesse et les autres couches sociales (la répartition des richesses, la lutte contre la corruption, combattre l'enrichissement illicite, rendre l'économie sénégalaise moins extravertie, donner la primauté au secteur privé national...).
Si dans les faits, le parti défend des idéaux et des causes qui ont eu une place de choix dans les combats de la gauche sénégalaise (PIT, LD, AJ/PADS, entre autres), il convient toutefois de préciser que le Pastef ne s'est jamais positionné comme étant un parti de gauche. De plus, dès sa mise en place, le parti s'est défini comme une organisation partisane qui s'éloigne idéologiquement des clivages classiques (libéralisme, socialisme, communisme...).
Il reste à voir quel programme ce parti inclassable, qui a désormais les coudées franches en interne, pourra dérouler dans un contexte économique et géopolitique très contraignant qui mettra ses promesses à l'épreuve du pouvoir.
Amadou Tidiane Thiello, Doctorant en Science Politique, Sciences Po Bordeaux