Ce mardi 28 janvier 2025 a marqué le premier anniversaire de la sortie des pays de la Confédération des Etats du Sahel (AES), à savoir le Burkina Faso, le Mali et le Niger, de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) et la fin de leur appartenance à cette communauté.
Dans cette interview accordée au « Journal de tous les Burkinabè », Sidwaya, samedi 25 janvier 2025, à Ouagadougou, le professeur agrégé de la faculté des sciences économiques au département d'économie à l'université Norbert-Zongo, Oumar Zallé, par ailleurs chef du département du second cycle, Master en économie appliquée, se prononce sur les enjeux économiques et commerciales de cette sortie, aussi bien pour les pays de l'AES que ceux de la CEDEAO. Pr Zallé y aborde également les atouts, les leviers d'actions dont disposent l'AES, tout en dégageant des pistes de stratégies devant participer à bâtir une Zone AES économiquement solide.
Ce mercredi 29 janvier 2025 a marqué en principe l'entrée en vigueur de la sortie des pays de l'AES de la CEDEAO, indépendamment des 6 mois de prolongation accordés par cette dernière. Quelles seront les enjeux de cette sortie, à court, moyen et long termes, pour les trois Etats de l'AES comme pour les Etats de la CEDEAO ?
Les conséquences économiques de cette sortie doivent être analysées pour les pays de l'AES mais aussi pour les autres pays de la CEDEAO. Il convient également de différencier les conséquences selon l'horizon temporel. Lorsque nous prenons d'abord les pays de la CEDEAO, à court terme, cette sortie constitue une remise en cause du processus d'intégration entamé par la CEDEAO depuis les années 1975.
La CEDEAO est l'une des zones d'intégration les plus élaborées en Afrique. Cette sortie va porter une atteinte à l'image de la CEDEAO en tant que meilleure zone d'intégration. Cette sortie des trois pays de l'AES va également porter un coup dur à la CEDEAO, surtout du point de vue de son poids sur le plan géographique. Les trois pays représentent plus de 50% de la superficie de l'espace CEDEAO. Sur le plan démographique, selon les données de 2022, ces trois pays représentent environ près de 20% de la population. Et comme on le dit souvent, amputé un membre d'un corps pose toujours problème.
Lorsqu'on regarde toujours à l'échelle des pays de la CEDEAO, à moyen terme, cette sortie va fragiliser un peu cette zone d'intégration, car les trois pays disposent également d'un certain nombre de potentialités, notamment en matière de ressources naturelles. Et cela est assez important et peut conduire à un fléchissement du commerce intracommunautaire. L'objet d'une zone d'intégration, c'est d'améliorer le commerce intérieur. Et enfin, toujours à moyen terme, on peut également noter l'avènement de tensions géopolitiques qui pourraient renaître ou davantage suscitées qui peuvent aussi nuire à l'attractivité de la zone dans son ensemble.
Maintenant, à long terme, on peut avoir quelques analyses un peu optimistes du point de vue de la CEDEAO. Dans cette perspective à long terme, on peut s'attendre à ce que, comme cette sortie sera effectuée, la CEDEAO réajuste notamment les politiques communautaires avec le reste des pays. Cela peut conduire à une meilleure gouvernance des organes de la CEDEAO, en tirant leçons des récriminations à elle reprochées, notamment l'intrusion de la politique française dans la gestion de la CEDEAO.
Lorsqu'on prend les pays de l'AES, on peut dire qu'à court terme, cela peut rapidement conduire à une augmentation des coûts de transactions. Car, dès que ces pays se retirent, il y a certaines dispositions, certaines facilités dont les pays bénéficiaient dans le cadre de la CEDEAO, notamment le tarif extérieur commun, la liberté de circulation des biens et des services. Tout cela peut être un peu freiné en attendant que des dispositions bilatérales soient élaborées, surtout avec les sept pays de la CEDEAO, non membres de l'UEMOA.
Car les trois pays de l'AES vont continuer de bénéficier de l'ensemble des dispositions établies à l'échelle de l'UEMOA. Au-delà de ces aspects, on peut indiquer également que, d'un point de vue économique, cela peut toucher les recettes, notamment en termes de fiscalité de porte. Bien évidemment, nous n'avons pas vraiment des évaluations claires par rapport à ces impacts, mais cela va conduire à une réduction des recettes fiscales que ces pays de l'AES recouvraient du point de vue du commerce extérieur commun. Naturellement, cette baisse de recettes sera réciproque. A l'annonce de la sortie, le ministre de l'Economie du Burkina avait indiqué à l'époque que les pays de la CEDEAO allaient perdre environ 40 milliards F CFA par an du fait du retrait de ces trois pays.
Toujours du point de vue des pays de l'AES, il y aura des pertes. Vous avez le Burkina Faso qui a le Ghana comme un de ses principaux partenaires commerciaux. Il y a également le Niger qui entretient davantage de relations commerciales avec le Nigéria. Or, ces pays ne sont pas de l'espace UEMOA, cela va donc toucher ces pays. Et au-delà, il peut y avoir un effet de détournement du commerce qui peut, à terme, conduire à un renchérissement de certains coûts logistiques en matière de transport.
Cela est très important, car le tarif extérieur commun, ne sera plus applicable, surtout vis-à-vis du commerce avec les sept pays non membres de la CEDEAO. Systématiquement, si des dispositions ne sont donc pas immédiatement prises, on aura tendance à un renchérissement des coûts. A long terme, on peut dire que les pays de l'AES seront amenés naturellement à consolider leurs relations. Car, dès qu'ils quittent la CEDEAO, il faut travailler à développer des politiques intracommunautaires.
Quels sont les atouts ou les leviers sur lesquels le Burkina Faso, le Mali et le Niger vont s'appuyer pour atténuer les éventuels coûts économiques et sociaux de cette sortie ?
De mon point de vue, ces pays disposent de plusieurs leviers. Tout dépendra de leur capacité à actionner tout cela. L'un des leviers qui est assez évident est celui relatif à leur dotation en ressources naturelles. Le Burkina Faso est bien doté, par exemple en or, le Mali également ; le Niger en uranium, en pétrole, en gaz. Ce sont par exemple des éléments assez importants qui peuvent permettre à ces pays d'atténuer tout naturellement les pertes.
Mieux, si ces pays s'engagent davantage à la transformation de ces ressources, automatiquement cela va leur donner plus de liberté en matière d'actions. Au-delà, il y a également la coopération intra-AES. Si ces pays arrivent à mieux structurer leur politique, à redynamiser le commerce, à supprimer tout naturellement les barrières, surtout non tarifaires, qui peuvent constituer des entraves au commerce entre les trois pays, cela peut être assez important.
Le deuxième levier est beaucoup d'ordre social. Car le contexte des crises conduit tout naturellement à l'émergence d'un sentiment d'appartenance, de souveraineté, de nationalisme ou d'affirmation, ce qui prédispose tout naturellement la population à consentir des efforts, à accepter, ne serait-ce qu'à court terme, certaines politiques d'austérité pour financer certaines politiques de développement. C'est un aspect très positif. Vous avez également le levier institutionnel, c'est-à-dire la capacité des dirigeants à donner un contenu économique à l'AES et coupler cela avec des réformes institutionnelles adéquates, surtout la lutte contre la corruption, pour permettre de mieux utiliser les ressources.
L'un des derniers leviers qui reste toujours vraiment important, c'est l'appartenance des trois pays de l'AES à l'UEMOA, qui leur permet de conserver certaines prédispositions en vue d'entretenir leurs relations commerciales.
Et enfin, il y a aussi, à l'échelle de l'Afrique, la Zone de libre-échange continentale africaine, la ZLECAF, qui, à terme, permettra à ces trois pays d'échapper à toutes formes d'entraves que leur sortie de la CEDEAO pourrait entrainer. Car, on ne va plus raisonner en termes d'espace sous régionale, mais plutôt à l'échelle africaine. Ce sont donc autant de leviers que ces pays peuvent actionner.
Et le sort des projets au sein des pays de l'AES financés par la CEDEAO...
A moyen et à court terme, en réalité, pour les projets et les programmes qui sont déjà financés par des institutions régionales telles que la Banque d'investissement et de développement de la CEDEAO (BIDC), ces financements vont se poursuivre, quitte à ce
que les pays finissent de rembourser les prêts contractés. Mais à long terme, beaucoup de projets risquent de ne pas voir le jour, par manque de financement, ou bien, même si ces financements seront réalisés, systématiquement, ils peuvent se faire à un coût relativement élevé, parce que ces institutions également ont la particularité d'accorder des financements à des coûts très réduits, très concessionnaires.
En 2022, par exemple, les trois pays de l'AES bénéficiaient par exemple de huit projets qui sont financés par la BIDC : deux projets au Burkina Faso, trois au Mali et trois au Niger. Ces projets vont se poursuivre à terme, mais à long terme systématiquement. Au-delà, il y a également le fait que cela peut induire des pressions sur les budgets nationaux, d'autant plus que les pays sont amenés à consacrer beaucoup de ressources pour faire face à la crise sécuritaire, mais également à la crise humanitaire. Et enfin, que cela peut conduire également au niveau sous régional à la suspension ou au ralentissement de certains projets en matière d'intégration régionale.
Mais le projet de création d'une Banque d'investissement de l'AES ne pourrait-elle pas être une solution pour compenser ces problèmes de financement et assurer la continuité des projets au sein de l'AES ?
Cela peut être une solution. A la dernière rencontre des ministres de l'Economie de l'AES, ils ont envisagé la création de futures institutions. Je pense que c'est pour venir en réponse au fait que ces pays perdent cette possibilité de bénéficier des financements au niveau sous régional. C'est donc réellement une bonne alternative. Et cela permettrait de financer des projets à l'échelle des trois pays. Pour une institution privée ou commerciale, si vous lui demandez d'intervenir pour financer des projets de telle envergure, non seulement ce n'est pas évident, mais également le coût sera très élevé.
Que répondez-vous à ceux qui estiment que l'AES ne peut être une communauté économique régionale viable ?
La viabilité de l'AES dépendra d'abord de la volonté politique des dirigeants à faire de l'AES un espace économiquement viable. L'engagement politique est très important ! Si on faillit à ce niveau, systématiquement, rien ne va marcher. Parce que la viabilité d'une zone peut être ex ante, comme ça s'appelle, post ante. On crée une zone et on travaille à réunir les conditions de sa viabilité.
Et l'un des premiers critères est vraiment la volonté politique. Et au-delà de ça, c'est vraiment arriver à mobiliser des ressources conséquentes pour la mise en oeuvre de projets structurants à l'échelle des trois pays. Parce qu'une zone d'intégration, c'est avant tout la suppression des barrières, de manière à ce que les pays puissent davantage passer soit par exemple à l'intégration des états, à l'intégration des peuples en tant que tel. C'est un élément très important.
Et enfin, étant donné que ces pays de l'AES ont à peu près les mêmes structures économiques, il faut donc tout naturellement travailler à diversifier leurs économies de manière à rendre les trois pays complémentaires. Et non pas à dupliquer systématiquement ce que fait le Burkina au Mali, au Niger. Au-delà de tout cela, l'autre aspect majeur est vraiment de retrouver la paix. Ce qui implique de renforcer davantage la coopération militaire de manière à ce que ces pays puissent éradiquer l'insécurité.
Parce que tous les projets, toutes les ambitions peuvent prendre un coup si on n'arrive pas à venir à bout de l'hydre terroriste. Cela dit, il y a plusieurs critères pour considérer, d'un point de vue théorique, une zone économique viable. Mais considérons pour l'instant que ces pays sont toujours membres de l'UEMOA, et bénéficient donc des dispositions de l'UEMOA, notamment en matière monétaire, etc. Au-delà de ces aspects, lorsque vous prenez ces trois pays, du point de vue même de leur positionnement géographique, cela leur donne un avantage très important en termes de commerce.
Et il suffit tout simplement que ces pays s'organisent, de manière à ce que, par exemple, toutes les initiatives qui sont en train d'être mises, dans ces différents pays puissent les amener à la transformation structurelle de leurs économies. Ce sont des actions de nature à rendre nos économies viables. Et en matière de ressources naturelles, nos pays ne sont pas forcément dépourvus.
Il est vrai que ce sont des pays qui n'ont pas accès à la mer mais en réalité, cela n'est pas fondamentalement une entrave majeure. Car si ces pays, par exemple, du point de vue d'autres moyens de transport qui sont en train d'être d'envisager, notamment le chemin de fer et autres, arrivent à connecter nos trois pays systématiquement, nos pays peuvent quand même aller bien.
Donc, le fait de ne pas avoir la mer n'est pas une entrave en tant que telle. Il faut tout naturellement que ceux qui n'ont pas accès à la mer puissent l'exploiter. Vous voyez, par exemple, la position un peu ambivalente du Togo, tout simplement parce qu'il y a le port de Lomé qui est en jeu. Cela veut dire que les Béninois font les frais. Les pays de l'AES n'ont pas forcément à considérer le fait de ne pas avoir accès à la mer comme une fatalité, d'autant plus que nous ne sommes pas en rupture nette avec les pays qui en ont accès.
Quelles stratégies de coopération économique, commerciale à mettre en place par les pays de l'AES pour être une communauté économique forte ?
Il n'y a pas de stratégie magique. Il faut, dans un premier temps, renforcer l'intégration économique à l'échelle des trois pays, notamment la création d'un marché commun. Il y a un marché qui existe à l'échelle de l'UEMOA. Mais comment rendre encore ce marché plus proche à la fois des entreprises, des consommateurs, mais également à l'échelle de ces trois pays, de sorte que les coûts de transaction soient très faibles.
Deuxièmement, il y a aussi l'amélioration des infrastructures transfrontalières, notamment les infrastructures routières, ce qui va permettre de réduire considérablement les coûts logistiques qui parfois constituent une entrave majeure. L'une des dernières stratégies à laquelle j'y pense, c'est beaucoup plus le renforcement des capacités institutionnelles et financières, dont certaines actions sont déjà à l'oeuvre, notamment la mise en place de banques ou de fonds de solidarité économique et de développement, pour soutenir non seulement les actions de développement, mais également pour permettre à ces pays de faire face à ces défis.
Et enfin, c'est beaucoup plus aussi l'harmonisation des politiques économiques, pour aller au-delà de ce que l'UEMOA fait déjà, pour que ces trois pays puissent identifier des secteurs économiques de coopération majeurs. Il s'agit en ce moment d'harmoniser nos différentes politiques, que ce soit des politiques fiscales, ou en matière d'investissements. Les pays de l'AES peuvent arriver à élaborer, à offrir les mêmes avantages ou les mêmes dispositions en matière de coûts d'investissement, de manière à ce que ces trois pays ne se mettent pas dans une compétition pour attirer des investisseurs étrangers.
Ce sont autant d'actions qui sont de nature à renforcer cette coopération, qui à termes vont naturellement donner une certaine solidité à la zone. La mobilisation sociale autour du projet AES est vraiment très importante. Certes cette décision de création de l'AES est une décision des autorités politiques au plus haut niveau, mais il faut travailler à assurer une adhésion sociale à ce projet de l'AES ou d'intégration à l'échelle de l'AES.