Le ministre togolais des Affaires étrangères Robert Dussey a évoqué la possibilité pour son pays de rejoindre l'Alliance des États du Sahel (AES), lors d'un entretien, le 16 janvier 2025. Cette déclaration suscite des interrogations sur les motivations qui pourraient pousser le Togo à envisager une telle adhésion. En effet, ne s'agit-il pas davantage d'une déclaration destinée à frapper les esprits que d'une orientation réaliste ?
L'AES s'est affirmée comme un bloc se démarquant progressivement de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao), affichant une volonté de rupture avec certains principes de gouvernance et de coopération régionale. Or, si le Togo fait face depuis novembre 2021 à des défis sécuritaires dans sa région septentrionale, notamment en raison des incursions terroristes, il demeure bien ancré dans l'architecture régionale ouest-africaine dominée par la Cedeao et l'union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa).
Pour mieux comprendre les enjeux de cette éventuelle adhésion, The Conversation Africa s'est entretenu avec Koffi Améssou Adaba, spécialiste en sociolgie politique. Il analyse en profondeur les motivations, les avantages potentiels et les risques que représenterait une telle décision pour le Togo.
Quelles sont les motivations qui pourraient pousser le Togo à envisager de rejoindre l'Alliance des États du Sahel ?
La direction que prend la politique extérieure d'un Etat reste avant tout l'affaire du chef de cet Etat. Les motivations du Togo à rejoindre l'AES ne peuvent donc pas être détachées de la personne du président Faure Gnassingbé. Ces motivations sont d'ordre sécuritaire, diplomatique, économique voire stratégique qui fondent la diplomatie tous azimuts du Togo.
Depuis novembre 2021, le Togo fait face à des défis sécuritaires inédits, particulièrement dans la région septentrionale. Dans ce sens, le Togo pourrait renforcer ses stratégies de lutte contre le terrorisme en rejoignant l'AES par une coopération militaire.
Les pays de l'AES justifient en effet leur alliance par les défis sécuritaires qui se posent à eux. En partageant les mêmes défis avec ces pays, le Togo songe intégrer l'AES. Cela peut ne pas avoir un lien direct avec la Cedeao. D'ailleurs, il existe une multitude d'organisations sous régionales en Afrique de l'Ouest et il y a des pays qui font partie de plusieurs organisations (Cedeao, Conseil de l'Entente, l'Uemoa, G5 Sahel, etc.) à la fois.
Read more: Confédération du Sahel : risques et défis d'une nouvelle alliance
Quels sont les autres facteurs?
Au plan diplomatique, le Togo a toujours fait preuve d'une "politique de porte ouverte" en dépit de ses liens étroits avec la France depuis le règne de la famille Gnassingbé. En juin 1977, le général Gnassingbé Eyadema, père de l'actuel président, déclarait au Caire qu'il maintenait la rupture avec Israël à propos du conflit palestinien. Le 21 septembre 1973, le Togo avait rompu ses relations diplomatiques avec l'Etat hébreux.
En 1969, à l'ONU, le Togo avait voté contre la résolution portant sur le conflit arabo-israélien pourtant soutenue par la France. Il en était de même lors de la guerre du Biafra quand le général Gnassingbé a pris le contre-pied de la France en soutenant le gouvernement de Yacoubou Gowon, président du Nigeria de 1966 à 1975.
Aujourd'hui, la diplomatie togolaise suit cette même logique. Dans ce sens, Robert Dussey, chef de la diplomatie, est pour le président Faure ce que fut Edem Kodjo pour le président Eyadema en matière des relations extérieures du Togo. On se rappelle le rôle qu'a joué le Togo dans la médiation entre la Cedeao et le Niger après le coup d'Etat de juillet 2023.
Le gouvernement togolais maintient cette volonté de consolider sa position de médiateur privilégié entre l'AES et la Cedeao. Une telle position devrait permettre au Togo d'accroître son influence régionale et de devenir un acteur incontournable dans la redéfinition des dynamiques d'intégration dans la sous région.
Qu'en est-il sur le plan économique ?
Le gouvernement togolais vise à positionner le port en eau profonde de Lomé comme un atout majeur pour les pays de l'AES qui sont enclavés. En intégrant l'AES, le Togo pourrait renforcer son rôle de hub logistique pour le Mali, le Niger et le Burkina Faso et même pour la sous-région. L'AES est elle-même à la recherche de son autonomie économique, notamment par des initiatives de souveraineté monétaire et énergétique. Le Togo, qui dispose un hub logistique majeur à travers le port de Lomé, y voit une opportunité économique.
Au plan politique ou stratégique, le gouvernement de Faure Gnassingbé est en quête permanente de légitimité extérieure. Or, de mon point de vue, les gouvernements de l'AES semblent jouir d'une légitimité populiste. En intégrant l'AES, le Togo pourrait échapper aux critiques extérieures relatives à l'état de sa démocratie puisque cette alliance relègue au second plan les questions de démocratie électorale au profit des défis sécuritaires.
Ce serait également une occasion de gagner quelques points de légitimité aux yeux des Togolais puisque l'opinion nationale avait apprécié la médiation togolaise dans le conflit Cedeao-AES. Par ailleurs, le Togo vise, avant tout, le multi-partenariat en diversifiant les alliances et en coopérant avec presque tout le monde.
Read more: Togo : comment la réforme constitutionnelle va renforcer le pouvoir du Parlement
Quels avantages politiques et économiques le Togo pourrait-il tirer de son adhésion à l'AES ?
Il faut reconnaître que les avantages pour le Togo à rejoindre les pays de l'AES sont difficiles à déterminer pour la simple et bonne raison que les interventions de la Cedeao dans les crises sociopolitiques au Togo n'ont jamais créé un problème majeur au régime. Le Togo deviendra le canal par lequel le Mali, le Niger et le Burkina-Faso pourront avoir accès à la mer au cas où les autres pays de la Cedeao renforceraient leur fermeture aux pays de l'AES.
Cette position du Togo lui permettrait d'augmenter ses échanges commerciaux dans la sous région avec un accès privilégié aux marchés sahéliens et par ricochet les investissements dans l'amélioration des infrastructures routières et portuaires du Togo pourraient augmenter. Et le Togo pourrait, en quittant la Cédéao, échapper à toute politique de sanctions relatives aux règles de démocratie dans la sous-région.
L'adhésion à l'AES pourrait-elle exposer le Togo à des risques ?
Chaque décision que prend un État sur la scène internationale comporte des risques selon là où l'on se trouve. Étant donné que les États de l'AES sont sous certaines sanctions occidentales, il en va de soi que le Togo soit aussi exposé à des mesures punitives affectant son économie.
De plus, le Togo pourrait être victime de l'isolement diplomatique des autres pays de la Cedeao. L'AES étant perçues comme s'éloignant des partenaires occidentaux notamment la France et l'Union Européenne, le Togo pourrait faire l'objet de pressions internationales de la part de ces mêmes Occidentaux.
En quoi l'adhésion du Togo à l'AES pourrait-elle affecter ses relations avec la Cedeao et d'autres organisations régionales ?
L'adhésion du Togo à l'AES pourrait sans nul doute affecter ses relations avec la Cedeao, l'Uemoa, l'Union africaine, l'Union européenne entre autres. En ce sens, les autres pays de la Cedeao pourraient percevoir cette adhésion comme un acte de défiance. Et le Togo se retrouverait dans une position délicate entre ses engagements avec cette organisation et ses obligations vis à vis de l'AES.
Aussi, au cas où les pays de l'AES voudraient sortir de l'Uemoa et du franc CFA, cette adhésion pourrait se poser comme un véritable problème impactant la stabilité monétaire et les relations économiques régionales.
En définitive, le Togo se retrouverait dans une situation où il devra gérer un équilibre délicat entre les nouveaux partenaires et les relations traditionnelles avec les puissances occidentales. Au regard de la situation du Togo, tous les avantages évoqués peuvent être acquis par le Togo sans qu'il n'y ait besoin d'intégrer l'AES. Le Togo n'a aucun intérêt à rejoindre l'AES.
De même, l'AES n'a aucun intérêt à intégrer le Togo en son sein. Les pays de l'AES et le Togo ont peu de choses en commun. L'intervention du ministre Robert Dussey s'apparente plus à une déclaration destinée à frapper les esprits qu'à une orientation politique réaliste.
Koffi Améssou Adaba, Enseignant et chercheur en sociologie politique, Université de Lomé