Cote d'Ivoire: Délit de patronyme

20 Février 2025

Longtemps perçue comme une terre d'accueil en Afrique de l'Ouest, la Côte d'Ivoire a vu son rapport à l'étranger évoluer sous l'influence de la politique de l'ivoirité, initiée en 1994 sous le régime du président Henri Konan Bédié. Ce concept, présenté comme une valorisation culturelle de l'identité ivoirienne, s'est progressivement mué en outil d'exclusion, alimentant la fracture sociale et politique du pays.

Employé par Senghor en 1971 lors d'une conférence prononcée à Abidjan (Voir article Vieux Savané)), le terme « ivoirité » est utilisé pour la première fois au début des années 1980, sous la plume de l'écrivain Niangoran Porquet. Puis, il a été développé par un groupe d'intellectuels, dont le philosophe Niamkey Koffi et l'écrivain Jean-Marie Adiaffi, comme un concept culturel visant à promouvoir les valeurs et les traditions ivoiriennes. Cependant, au milieu des années 1990, sous la présidence d'Henri Konan Bédié, l'« ivoirité » a évolué pour désigner les caractéristiques supposées intrinsèques d'un Ivoirien de souche, établissant une distinction avec les populations immigrées. Cette redéfinition a conduit à des débats sur la nationalité et l'appartenance, exacerbant les tensions entre les différentes communautés du pays.

Jadis intégrés et acteurs-clés du développement économique, les étrangers, en particulier ceux issus de l'Afrique de l'Ouest, ont vu leur légitimité remise en question. À cela s'ajoute la montée d'un sentiment de dépossession chez les populations, notamment dans le secteur agricole, où les immigrés ont pris une place prédominante.

Symbole de cette défiance, la question de la nationalité d'Alassane Ouattara, figure majeure de la politique ivoirienne, a cristallisé les tensions. Accusé d'être Burkinabé, son exclusion de la scène politique par le concept de l'ivoirité a accentué la polarisation du pays, menant à une crise politique majeure au début des années 2000.

Le concept d'« ivoirité » refait surface en Côte d'Ivoire, touchant aujourd'hui Tidjane Thiam. En décembre 2023, M. Thiam avait remporté devant Philippe Yacé, la présidence du Parti démocratique de Côte d'Ivoire (Pdci - opposition), en vue de l'élection présidentielle qui doit avoir lieu en octobre 2025. Pour rappel, ce parti avait été fondé par Houphouët Boigny en 1946.

Depuis quelques jours, M. Thiam fait face à des interrogations concernant son identité et son appartenance nationale, reflétant les persistances des divisions internes liées à l'« ivoirité ». Dans une sortie à Tacourably (région ouest), le ministre délégué chargé des Affaires maritimes, membre actif du RHDP (Rassemblement des Houphouëtistes pour la Démocratie et la Paix, au pouvoir) a déclaré : « Il s'appelle Thiam. Quand tu quittes le Sénégal pour venir en Côte d'Ivoire, tu vas sauter d'abord un pays. Il ne peut pas mentir que lui et nous, on a même frontière. C'est faux. Son papa est Sénégalais, sa maman est Sénégalaise. Tout simplement parce qu'il a été adopté par Félix Houphouët-Boigny. Quelqu'un dont la maman est sénégalaise, dont le papa est sénégalais, parce qu'il a grandi chez Houphouët, on dit, c'est notre frère. Or Alassane [Ouattara], même qui a sa maman qui est d'Odienné, on dit, il n'est pas ivoirien. Donnez-moi de quelle région appartient le nom Thiam... ».

Le temps des manoeuvres

Ces propos ont-ils été un prétexte pour quatre membres du même parti que Thiam de demander sa destitution de la présidence du PDCI ? Un huissier s'est présenté dans les locaux de M. Thiam, avec une assignation « à comparaitre et se trouver présent le jeudi 27 février 2025 à 8 heures 00 minutes du matin, jour et heures suivants, s'il y a lieu ; à l'audience et par devant Madame la Présidente du Tribunal de Première instance d'Abidjan ou le juge délégué en ses fonctions, statuant en matière de référé ordinaire ». Les faits évoqués dans la convocation de l'huissier font état des conditions de l'élection de M. Thiam à la tête du Pdci : « a été porté à la tête du Parti es-qualité Président non sans avoir suscité quelques oppositions internes à l'époque ».

Ces « oppositions internes se référaient à un article des statuts, et relatif « aux critères de candidature au poste de Président du Parti, qui stipule très clairement que : « le candidat la Présidence du PDCI/RDA doit avoir été membre du Bureau Politique pendant au moins dix (10 ans). Puis, « les demandeurs ont eu à faire des concessions afin que le congrès puisse être formellement tenu ».

Mais il semble que ce qui a fait agir « l'opposition interne » soit le fait « que pire, en date à Abidjan, le vendredi 07 Février 2025, grande sera la surprise des [requérants d'apprendre sur les réseaux sociaux de l'entame, par le Président TH1AM de sa procédure dite de renonciation à sa nationalité française ». Ce à quoi l'avocat du PDCI a répondu : « Mon avis par rapport aux deux griefs, il y a eu un comité électoral qui a tranché sur les dossiers et qui a validé comme ayant fait 10 ans de bureau politique et venir le contester, après, c'est complètement irrégulier. (...). Maintenant concernant cette histoire de nationalité, mais de quoi ils parlent ? Tidjane Thiam avait les 2 nationalités. S'il avait les deux nationalités, c'est qu'il avait la nationalité ivoirienne. Pour être président du PDCI-RDA, il faut être ivoirien. Pour être candidat à la présidentielle, il faut avoir exclusivement la nationalité ivoirienne, c'est tout. Tant dans la forme que dans le fond, ce dossier n'est pas pertinent. Que les militants soient rassurés. Qu'ils continuent de travailler sur le terrain. C'est de cela qu'on veut les détourner.»

Vives réactions après des propos sur la nationalité. Un bras de fer judiciaire en vue ?

Les déclarations du ministre ivoiriens des transports maritimes sur la nationalité ont provoqué une levée de boucliers, à neuf mois de la présidentielle. Le sujet reste sensible dans un pays où il a souvent été instrumentalisé politiquement.

Blaise Lasm, cadre du PPA-CI, (Parti des Peuples Africains) a vivement réagi sur Facebook, dénonçant des propos qu'il juge xénophobes. « Comment doivent se sentir Adama Bictogo ou Adama Tounkara quand un ministre de leur parti brocarde le président du PDCI parce que son patronyme Thiam n'existe pas en Côte d'Ivoire ? », s'est-il interrogé, estimant que ces déclarations traduisent une fébrilité du camp présidentiel.

Le Dr Osman Chérif, secrétaire national de la J-PDCI (section Jeunes du PDCI/RDA a saisi le procureur de la République pour « propos xénophobes et incitation à la haine identitaire ». Dans sa plainte, il invoque les articles 227, 229 et 231 du Code pénal, qui sanctionnent le racisme et la diffusion d'informations discriminatoires. Il réclame une enquête pour préserver « l'unité nationale et la quiétude sociale »

Les interprétations de cette affaire varient selon l'orientation des journaux ivoiriens. « Le Nouveau Réveil », proche du PDCI-RDA, titre : « La justice à nouveau saisie pour annuler le congrès qui a élu Thiam ».

À l'inverse, « Dernière Heure Monde » parle d'une « cabale contre Tidjane Thiam », dénonçant une tentative de l'écarter de la course à la présidentielle de 2025. « Le Bélier Intrépide » accuse ouvertement le pouvoir en place d'être à la manoeuvre pour semer la confusion au sein du parti d'opposition.

Du côté du pouvoir et des journaux qui lui sont favorables, la thèse est que ces remous proviennent de la lutte de succession après le décès de l'ancien leader Henri Konan Bédié. Le journal « Le Jour Plus » dramatise : « C'est gâté au PDCI-RDA » et affirme que « Les héritiers de Bédié veulent brûler la maison ».

De son côté, titre « L'Essor » évoque une possible destitution de Tidjane Thiam, ajoutant à la confusion. « L'Héritage », quant à lui, évoque des « ennemis tapis dans l'ombre » cherchant à affaiblir le PDCI-RDA.

Alors que la bataille médiatique fait rage, l'issue judiciaire de cette plainte pourrait être déterminante pour l'avenir de Tidjane Thiam, l'ancien patron du Crédit Suisse, premier ivoirien à entrer à Polytechnique et ses ambitions présidentielles.

Dans de nombreuses sociétés, les politiciens, en quête de popularité et de pouvoir, exploitent les peurs et les frustrations des citoyens en désignant les boucs émissaires. Souvent, ce sont les étrangers ou certaines minorités qui sont accusées de tous les maux : chômage, insécurité, crise économique. Ce stratagème, aussi vieux que la politique elle-même, a un objectif simple : détourner l'attention des vrais problèmes et se positionner comme les seuls sauveurs. Le développement rapide d'un double langage -- rappel de l'unité en façade, doublé d'appels plus ou moins cryptés à l'affrontement et à l'exclusion en arrière-fond -- renforce le caractère inquiétant de n'importe quelle atmosphère. Ce qui n'est pas sans évoquer des situations similaires où facteurs ethniques et éléments religieux viennent se combiner pour entretenir et développer la haine réciproque.

Pourtant, cette manipulation ne profite qu'à ceux qui l'utilisent. En opposant les citoyens entre eux, en dressant un mur entre « nous » et « eux », ces discours sapent les fondements de la cohésion sociale. Une société divisée est une société affaiblie, incapable de faire face aux véritables défis.

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