Les quatre provinces du Katanga attirent de nombreux Kasaïens, ce qui suscite des tensions de plus en plus sensibles, d'autant que la population locale est très soupçonneuse à l'égard du président du pays, Félix Tshisekedi, lui-même considéré comme étant « originaire du Kasaï ». Un contexte rendu encore plus pesant par les défaites des troupes congolaises et l'avancée de la rébellion du M23 soutenue par le Rwanda.
La République démocratique du Congo (RDC) se trouve au coeur de l'actualité africaine et mondiale du fait de la guerre qui fait rage dans l'est du pays. Alors que certaines voix appellent à l'unité face à l'ennemi rwandais, d'autres ravivent les vieux démons de la division. Dans l'ex-province du Katanga (découpée en 2015 en quatre nouvelles provinces - Haut-Katanga, Lualaba, Haut-Lomami et Tanganyika) - jusqu'ici épargnée par le conflit du Nord-Kivu, bien qu'il menace de s'y étendre -, on assiste à une résurgence des discours anti-kasaïens qui ont, dans le passé, conduit à deux reprises à l'éviction de la province des personnes « originaires » du Kasaï (la plupart d'entre elles n'y étaient en réalité jamais allées) : une première fois en 1961-1963, au moment de la sécession katangaise et une seconde en 1992-1995, à la fin de la dictature de Mobutu.
Interrogés durant l'été 2024, des habitants de Lubumbashi, deuxième ville de RDC par la population et chef-lieu du Haut-Katanga, se disent excédés par la présence des Kasaïens, assimilée à un envahissement et à une menace. Pour Florence (33 ans, gérante d'un restaurant du centre-ville) :
« Les Kasaïens, c'est un véritable fléau. Les shégués [enfants des rues] ne font rien. Si tu leur dis "dégage", ils partent. Mais les hommes, c'est autre chose. C'est le président qui leur a donné des trains gratuits pour nous punir. »
Steve (50 ans, enseignant) compare les Kasaïens à une communauté de criquets :
« Vous en avez un dans votre maison, ce n'est pas un problème. Mais quand ils sont 200, 300, 400, les dommages arrivent. »
Ce « ras-le-bol » vis-à-vis des Kasaïens s'exprime aussi sur les réseaux sociaux, notamment dans les commentaires de vidéos montrant des foules de Kasaïens arrivant au Katanga.
Sachant que la présence des Kasaïens dans cette région remonte à l'ère coloniale, pourquoi assiste-t-on actuellement à la multiplication de ces discours haineux ?
Présence croissante de Kasaïens au Katanga
Cette perception est d'abord liée à plusieurs vagues migratoires récentes qui se déroulent depuis le début des années 2000 (d'après une estimation de l'OIM, 13 677 Kasaïens sont arrivés à Lubumbashi entre avril et mai 2024). À Lubumbashi, les nouveaux arrivés sont très visibles en tant que commerçants ambulants, cambistes, enfants des rues et motos-taxis appelés « wewas » (« toi » en tshiluba) ou « mansebas » (« oncles » en tshiluba). Les Katangais les rencontrent à tout moment, et ils les entendent parler le tshiluba (une des quatre langues nationales de la RDC, parlée en majorité par les Lubas du Kasaï), ce qui les irrite.
D'après bon nombre d'entre eux, les Kasaïens ont transformé et sali la ville. Parmi les mesures phares adoptées par la mairie de Lubumbashi (dont le slogan est « Lubumbashi ville propre »), il y a l'interdiction pour les motos-taxis et pour les commerçants à la sauvette - en majorité kasaïens - d'exercer au centre-ville.
En plus de cette « occupation » de l'espace public, les Kasaïens sont accusés de ne pas s'intégrer et de ne pas respecter les us et les coutumes des Katangais. Un des exemples les plus fréquemment cités est la consommation de la viande de chien, qui fut à un moment donné interdite par l'ancienne maire de la ville.
Enfin, on leur reproche d'avoir une attitude de « conquérants » depuis l'élection au pouvoir de Félix Tshisekedi, « originaire » du Kasaï : « Ils veulent nous inonder et être majoritaires. Eux-mêmes le disent », affirme Steve.
De fait, les Kasaïens sont très nombreux. Résultante de l'attrait du boom minier et des opportunités économiques de la ville de Lubumbashi, leur mobilité s'inscrit dans des chaînes migratoires qui facilitent leur installation et leur déploiement dans certaines activités économiques, telles que le métier de moto-taxi. Il n'est toutefois pas certains que ce capital social accumulé fasse le poids face à l'hostilité croissante à leur égard, comme en témoignent les Kasaiens de Lubumbashi :
« Tu sens qu'on te hait à cause de ta tribu. » (Sophie, 33 ans, commerçante.) « Il n'y a pas de problème d'intégration, mais un problème de tribalisme. Les Kasaïens sont détestés, mais ils sont le poumon économique de cette province. » (Évariste, 44 ans, chauffeur.)
Crépin (44 ans, moto-taxi) explique qu'il ne veut pas s'installer à long terme à Lubumbashi à cause de cette mentalité. Il préfère rejoindre un autre pays pour réserver un meilleur avenir à ses enfants :
« Même si vous êtes amis, la relation frère-frère, c'est seulement la bouche, dans le coeur, le Katangais vous hait. [...] Donc on les observe, on sait qu'ils ne nous aiment pas. Nous restons sur le qui-vive. »
Les Kasaïens interrogés disent qu'ils ont fui la pauvreté (en 2020, l'ONG Action contre la faim lance un plan d'urgence à Mbuji-Mayi, chef-lieu de la province du Kasaï oriental, où 17,9 % des enfants de moins de cinq ans auscultés souffrent de malnutrition aiguë et 6,9 % de malnutrition aiguë sévère) et la cherté des prix provoquées par l'enclavement de leur région et le déclin de l'exploitation artisanale du diamant).
Mais les Katangais sont convaincus que ces migrations ont une finalité politique, celle de jouer en leur défaveur en imposant l'Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), le parti du président de la République Félix Tshisekedi, à tous les échelons politiques.
La dimension politique des tensions entre Katangais et Kasaïens
De fait, le « ras-le-bol » des Kasaïens a un effet cumulatif avec le clivage est-ouest, surtout depuis la fin de la coalition gouvernementale entre Félix Tshisekedi et son prédécesseur, le Katangais Joseph Kabila, début 2021.
La corruption et les détournements de fonds publics n'adoucissent pas l'image d'une Kinshasa « profiteuse » qui accapare les richesses produites par les provinces - un discours de la dépossession qui résonne particulièrement fort au Katanga, ex-province sécessionniste et véritable paradis géologique en proie aux pillages.
Au cours des six derniers mois, les Katangais reprochaient également aux « Tshisekedistes » le projet de changement de Constitution (le président étant soupçonné de vouloir modifier la Loi fondamentale afin de pouvoir effectuer un mandat supplémentaire), en donnant parfois l'impression d'avoir oublié les violations commises par l'ancien président de la République Joseph Kabila.
Les Katangais accusent Tshisekedi de tribalisme politique et expliquent que ce dernier a placé des Kasaïens à des postes clés dans la province, aussi bien à l'Assemblée provinciale qu'à la mairie de Lubumbashi, ainsi que dans plusieurs communes (des bourgmestres, mais aussi des conseillers municipaux). C'est cette domination politique qui fait dire aux Katangais qu'ils font face à une « tentative d'asservissement » générale. Ce type d'arguments avait servi de prétexte aux pogroms anti-Kasaïens commis au Katanga durant les années 1990.
Entre novembre 1992 et 1994, avec un pic en 1993, entre 600 000 et 800 000 « originaires du Kasaï » avaient été contraints de quitter le Katanga. Selon Médecins sans frontières, l'épuration avait causé entre 500 000 et 100 000 morts. Beaucoup de décès avaient eu lieu dans les gares ferroviaires ou à bord des trains bondés, lents et vétustes, où les conditions de transport vers le Kasaï étaient inhumaines.
Revenant sur les heures noires de la traque aux Kasaïens, Ghislain (44 ans, ingénieur) a cru bon de me prévenir que cette fois, il y aurait moins de pertes humaines grâce aux nombreuses motos qui sont en possession des Kasaïens : « Cette fois-ci, ils ont l'avantage, le trajet sera moins long ». Pour Trésor, influenceur kasaïen, il ne sera pas question de se laisser faire : « Peut-être le jour où ils vont oser encore faire ça, ça sera vraiment le bain de sang. Parce qu'à l'époque, c'étaient nos parents qui étaient fatigués, c'était une jeunesse non déterminée et peureuse, mais aujourd'hui, si vous touchez à un Kasaïen, il y aura des représailles. »
La majorité des Kasaïens rencontrés soutiennent le président de la République actuel, expliquant qu'ils ont suivi les traces de leurs parents qui militaient du temps de « Papa Étienne », fondateur de l'UDPS et père de Félix. Leur militantisme se confond avec leur histoire familiale et beaucoup ne se rappellent pas depuis quand ils sont membres du parti d'opposition historique, à l'instar d'Alain (38 ans, mototaxi) :
« Je suis membre de l'UDPS de naissance, c'est du sang. »
ou de Sylvain (44 ans, mécanicien) :
« Je suis né, mon père était UDPS et moi aussi, je suis né UDPS. Donc ça se transmet dans le sang. »
Malgré ce fanatisme assumé, j'ai aussi entendu plusieurs critiques visant le président de la République ou son parti. Pour Albert (27 ans, cambiste) :
« C'est un parti de désordonnés. Et c'est le peuple kasaïen qui paye les pots cassés des erreurs du président ; à cause de ça, on nous insulte partout. »
Une situation exacerbée par le conflit au Kivu
La rhétorique de l'invasion et de la domination très présente dans le discours katangais à l'encontre des Kasaïens a créé un climat de tension permanente qui s'est encore envenimé depuis le mois de décembre avec la hausse du banditisme et la résurgence du conflit dans l'est du pays.
Ces deux phénomènes sont interprétés à l'aune de ce clivage régional (et non ethnique, car il y a plusieurs groupes aussi bien au Katanga qu'au Kasaï). Nous avons déjà indiqué que, aux yeux des Katangais, les migrations kasaïennes avaient entraîné une hausse de l'insécurité ; mais la découverte de plusieurs corps sans vie dans différentes parties de Lubumbashi, dont celui du journaliste Patrick Adonis Numbi, le 7 janvier 2025, génère la psychose des habitants de la ville. Un énième couvre-feu est instauré depuis le 20 janvier 2025 par le gouverneur du Haut-Katanga dans les villes de Lubumbashi et de Likasi.
Enfin, puisque le président Tsishekedi est un « originaire » du Kasaï, les Kasaïens sont, par extension, jugés (ou perçus) comme responsables de l'échec politique et militaire de la RDC dans l'est du pays et de la prise des villes de Goma et de Bukavu par le M23 et le Rwanda.
Quelques jours après la prise de Goma, le 28 janvier, plusieurs Kasaïens me confient leur inquiétude (« On ne sait pas ce que les Katangais vont nous faire si les rebelles viennent jusqu'ici »). Les Kasaïens, à qui l'on reproche généralement leur attitude fière, voire arrogante, doivent faire « profil bas ». Certains d'entre eux développent des tactiques pour se protéger, à l'instar de Déo (45 ans, juriste) qui fait partie d'un groupe WhatsApp de Katangais, ce qui lui permet de « suivre leur position » et de « contrôler » ce que l'on dit des Kasaïens. Il y apprend que la mort du gouverneur militaire du Nord-Kivu, le 24 janvier 2025, est attribuée à des gardes républicains kasaïens. Selon une rumeur, le général Peter Chirimwami aurait été sacrifié par le président de République en raison d'un accord secret avec Kigali.
À Lubumbashi, l'avancée du M23 et des soldats rwandais suscite des sentiments pour le moins ambigus. Le dimanche 16 février 2025, dans un stade de football de la ville, des supporteurs scandent le nom de Corneille Nangaa et chantent « Katanga ni yetu » (le Katanga est à nous). Pour ces jeunes supporteurs habités par un imaginaire séparatiste, l'ancien président de la commission électorale nationale indépendante (CENI), proche de Joseph Kabila, et qui a été condamné à mort par la justice congolaise pour avoir rejoint la rébellion du M23, est vu comme un libérateur... et, peut-être, le porteur de l'opportunité de se débarrasser de Tshisekedi et des Kasaïens ?
Sur les réseaux sociaux, le cadre d'une fédération de l'UDPS m'écrit :
« Ne sois pas surprise si un jour tu m'appelles et ça ne passe pas, tu écris je ne réponds plus. »
Il joint à son message cette capture d'écran d'un post X, publié le 15 février et vu presque 200 000 fois :
Dans ce contexte, Joseph (34 ans, médecin) craint une répétition des années 1990, mais en pire. Il explique que le couvre-feu n'empêche pas les agressions qui ont lieu de jour comme de nuit dans les quartiers périphériques de Lubumbashi où « les machettes se vendent en lot ».
Dans ce climat d'immense incertitude politique, il faudrait que des mesures soient rapidement prises pour endiguer ces appels à la haine. Sinon, on peut craindre de nouveaux pogroms dans la « ceinture du cuir » katangaise.
Annélie Delescluse, Socio-anthropologue, FNRS/Université de Liège, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne