Originaire de Bizerte, Inès Arsi est née en 1992. Audacieuse et à l'esprit libre, elle interrompt son cursus en pharmacie pour poursuivre des études en cinéma et intègre l'École supérieure de l'audiovisuel et du cinéma de Tunis. Son projet de fin d'étude «Oui mais non» lui a permis d'être membre du jury Unimed de la 74e Mostra de Venise. Elle s'est, également, formée à la réalisation et à l'écriture de documentaires à l'Université d'été de La Fémis.
Nous avons découvert Inès en 2019, elle nous a parlé lors d'un petit échange de sa vision du cinéma et de ses aspirations. Depuis, la jeune femme a fait du chemin en réalisant deux courts métrages: «Thick Skin», un documentaire soutenu par Doc House et Mawjoudin et une fiction intitulée «Chair et sang». Entre autres projets, elle développe actuellement «Pure Folie», son premier long métrage. Nous sommes revenus vers elle. Interview
Parle-nous un peu de ton dernier film «Chair et sang»
J'ai mis du temps à le réaliser à cause du Covid. J'y aborde le sujet de la liberté du corps de la femme et de l'avortement. C'est un sujet qui me touche beaucoup et sur lequel j'ai par le passé travaillé dans le cadre de mes actions associatives, surtout au sein de l'association «Bayti» où j'organisais des tables rondes avec des femmes qui se sont retrouvées dans ce genre de situations. Actuellement je travaille sur un documentaire autour de cette même question avec Médecins du Monde. Il faut savoir que la situation de l'avortement en Tunisie est en train de se détériorer et que ça devient de plus en plus difficile pour une personne lambda d'avoir accès à l'avortement à cause surtout des barrières religieuses et financières.
Nous y sommes, un premier long métrage !
Oui ! J'y travaille depuis une année. J'ai d'ailleurs reçu en décembre dernier une subvention d'aide à la production du Cnci (Centre national du cinéma et de l'image). C'est un documentaire que j'ai intitulé «Pure folie» et où je lâche un peu le corps pour m'intéresser à l'esprit. Il parle de l'hérédité des troubles mentaux qui vont d'une génération à l'autre. C'est un film personnel qui se concentre sur une histoire familiale baignée de mystère:
A Bizerte, il y a eu une grande vague d'immigration dans les années 1960/70 vers la France. Un oncle à ma mère y a fait partie et s'est installé dans ce pays pour y étudier.
Il écrivait régulièrement à sa famille, jusqu'au jour où ses lettres ont cessé brusquement. Après une dizaine d'années de silence suivies de longues recherches, il a été retrouvé dans l'hôpital psychiatrique Sainte-Anne à Paris, alors qu'il était supposé être sain mentalement. Il a par la suite été rapatrié pour être hospitalisé à Tunis à El Razi et traité pour des troubles de la personnalité. Dans ses crises, il affirmait avoir une femme et un enfant en France, jusqu'à sa mort en 2014. J'ai donc décidé d'aller à la recherche de cette supposée famille...
Ton film est une sorte de quête de vérité dans la psychose ?
En quelque sorte oui. La question générale de ce documentaire, dont je prévois la sortie en 2027, est la manière avec laquelle sont perçus les troubles psychiques. Il s'agit d'une double investigation : extérieure sur la potentielle famille de mon grand oncle et une investigation intérieure où j'aborde mes propres troubles et autres questionnements internes.
Autour de cela se ramifient d'autres recherches, entre autres, sur les traces postcoloniales en rapport avec la manière dont étaient traités les immigrés qui souffraient de troubles psychiques en France, mais également une fois de retour en Tunisie.
Je suppose qu'il va y avoir beaucoup de «je» dans ce film?
Il y a du «je» oui et physiquement je serai présente aussi dans le film à travers des filtres esthétiques que je présente sous différentes formes, et cela va évoluer tout au long du film. Je vais sans doute moi-même évoluer au fur et à mesure du tournage et cela va transparaître dans le film dont la construction et la forme sont en évolution continue.
C'est un peu délicat de filmer sa famille ?
En effet oui. Pour mon film je me fais accompagner par une psychologue, comme une sorte de coordinatrice d'intimité psychologique. Pour me préparer, j'ai pris aussi part à pas mal d'ateliers entre autres dans le cadre du Festival international du film documentaire d'Amsterdam (IDFA). Un des points qui y étaient abordés c'est de s'assurer, dans le cas où on réalise un documentaire sur la famille, que les protagonistes le font en étant conscients que ça va sortir de la sphère familiale pour être vu par d'autres personnes.
Parle-nous de ce titre «Pure folie» ?
Un titre très polémique il faut dire (sourire). Le mot folie me plaît énormément, surtout dans sa forme tunisienne mahboul (être fou)! Je vois de la beauté dans la folie, une singularité... Une beauté pure et une désinhibition primaire et primale... Une pureté qui te déconnecte du monde en te créant ta propre réalité. Cela n'a pas toujours été dénigré dans nos sociétés et il n' y a qu'à voir la figure du fou du village dont tout le monde prenait soin, mais cela n'existe plus malheureusement.
Pourquoi avoir choisi de raconter cette histoire par un documentaire qui, d'ailleurs, sera ton premier long métrage?
Je voulais en faire un documentaire parce que pour moi, c'est une forme plus libre à bien des niveaux, entre autres sur le plan de la forme et aussi par la possibilité de tourner plus ou moins avec qui tu veux quand tu veux (derrière la caméra), ce qui n'est pas permis avec la fiction. De plus, il est plus facile de financer un documentaire. Il y a une pression monumentale sur l'écriture de la fiction et je ne veux plus entrer dans la vision orientaliste des subventions occidentales.
Une double pression pour une réalisatrice arabe censée proposer des films qui traitent de l'émancipation de la femme et du féminisme. Pour moi, c'est comme se voir obéir à un cahier des charges. Une femme arabe n'est pas censée ne parler que de ça. On est beaucoup plus que ça, le féminisme en Tunisie est beaucoup plus que ça et n'a pas à être vu sous le prisme du féminisme blanc. Moi, je ne veux ni d'un financier blanc ni d'un sauveur occidental sur son cheval blanc. Je veux faire du cinéma et raconter des histoires comme je l'entends.
Esthétiquement, comment va se présenter «Pure folie» ?
Il va y avoir un mariage entre les ingrédients du documentaire «classique» (qui incluent l'investigation, l'interview, sortie du champ, hors-champs, etc., même si je n'aime pas cette notion très bateau du classique alors qu'en réalité elle est très relative et en train d'évoluer) avec les techniques de l'art visuel pour se rapprocher plus d'une forme plus libre ou ce que certains aiment nommer «expérimentale». Encore un terme que je n'aime pas trop car, au final, tout ce qu'on fait, nous autres cinéastes ou artistes, est expérimental. Dans la partie où j'expérimente, j'emploie plusieurs outils d'art visuel que ce soit le collage, la peinture, la couture pour pouvoir broder mon investigation personnelle avec mes propres troubles et questionnements intérieurs.
Je suis en train de prendre part à des ateliers d'art pour acquérir et perfectionner ces outils et toucher ainsi mes propres souvenirs avec mes propres mains. C'est une oeuvre personnelle et intime, donc je veux pouvoir faire les choses moi-même comme une sorte de cheminement personnel dans le film.
Tu te vois te spécialiser dans ce genre ?
Non, je ne veux pas m'arrêter à une forme. Pour moi, les genres sont des notions et la limite est très fine entre elles. Je préfère aborder les choses à chaque fois de la manière que je vois la plus pertinente pour mon sujet.
La question des financements revient toujours sur la table en Tunisie. Il y a d'un côté l'insuffisance de l'apport de l'Etat, mais aussi ce regard orientaliste des fonds étrangers sur notre cinéma. Qu'en est-il pour toi ?
Moi, je pense que c'est une chance d'avoir du financement étatique, ce qui n'est pas le cas dans d'autres pays. Même s'il s'agit de petits montants, cela reste une chose exploitable ne serait-ce que pour appuyer le film pour d'autres demandes de subventions à l'étranger. Même si le contraire est vrai aussi que l'on croit à tes projets à l'extérieur et pas dans ton pays, ce qui est très blessant...
Un cinéaste ne doit pas s'arrêter à l'aide de l'Etat pour pouvoir faire ses films. Personnellement, je ne veux pas attendre une éternité pour sortir à chaque fois un film. Je fais partie d'une génération qui n'a pas eu de repères fixes.
On s'est toujours débrouillés seuls, donc on ne va pas regretter ce que l'on a pas eu. Pour le documentaire par exemple, il y a plusieurs fonds à exploiter, surtout grâce au tissu associatif et d'autres circuits aussi. Il faut savoir trouver le bon équilibre entre son film et les fonds pour lesquels déposer.
Tu as eu une expérience dans la wildlife cinematography (le cinéma animalier), ça doit être très grisant !
J'ai pu accéder à ce monde grâce à l'organisation Newf (Nature, Environment And Wildlife Filmmakers, financée par National Geographic) dans le cadre du programme décolonial Africa Refocused qui valorise la prochaine génération de conteurs africains qui promeuvent la conservation naturelle par le cinéma. Travailler dans la wildlife cinematography rejoint mon intérêt pour l'environnement, mais c'est aussi une occasion pour moi en tant que cinéaste de toucher à des caméras hors de prix. Du point du vue personnel, je voulais être remise au même niveau que l'Homo sapiens primate.
C'est une expérience qui rend humble et nous remet à notre place où on est confrontés à une nature sauvage sans pouvoir y intervenir comme on a l'habitude de le faire. Il faut savoir que dans ce genre de tournage, il est interdit de se munir d'une arme même pas anesthésiante ou quoi que ce soit, car il ne s'agit pas là d'un safari, mais d'une intrusion dans le territoire (réserve naturelle) de ces animaux sauvages. A nous donc de nous adapter.
Tu penses exploiter ça en Tunisie ?
Oui ! Je veux pouvoir filmer dans notre Sahara à la frontière avec la Libye et avoir l'autorisation de le faire. On a de magnifiques faune et flore dans le désert et la présence de l'armée a aidé en quelque sorte à les préserver. Je suis d'ailleurs en train d'écrire une série qui allie documentaire et fiction et qui justement exploite ça.
D'autres projets en cours ou futurs ?
Un long métrage de fiction que j'ai pris 4 années à écrire et qui aborde le rapport entre l'homme et l'environnement, mais je ne veux pas en dire plus pour le moment (sourire).