La première initiative sénégalaise en matière de production de séries télévisées, diffusée par l'Office de radiodiffusion télévision du Sénégal (ORTS, devenue RTS, date de 1992. Écrite par un ancien ambassadeur sénégalais, Mamadou Seyni Mbengue, Fann-Océan relate les mésaventures conjugales et familiales d'un usurier, Massata Cissé, qui tente de partir avec sa troisième jeune épouse. Cette série dépeint une métropole en pleine expansion, marquée par de forts contrastes entre luxe, ostentation et misère.
En l'espace d'une quinzaine d'années (de 2010 à nos jours), la production sénégalaise est passée de trois séries à plusieurs dizaines de titres, occupant désormais les heures de prime time sur les chaînes nationales.
Je suis enseignante et chercheure spécialisée dans l'étude des pratiques de consommation des produits culturels. J'ai étudié les modèles économiques des séries sénégalaises, qui connaissent une ascension fulgurante. Dans un récent article scientifique, j'analyse leur évolution ainsi que les défis liés à leur pérennité.
Un secteur en plein essor
Si l'on considère l'évolution des séries produites et diffusées par les chaînes sénégalaises, un réel essor des productions locales n'est observable qu'à partir des années 2010 avec des séries comme Mayacine ak Dial (2010), Un Café Avec (2011) et Dinama Nékh (2013).
Cette évolution s'accompagne de changements significatifs, tant au niveau de la production que des pratiques de consommation des séries télévisées. Les séries sénégalaises s'inscrivent dans la dynamique de redynamisation du cinéma africain, se positionnant derrière les productions nigérianes, qui dominent ce secteur en Afrique de l'Ouest.
On observe un véritable bouillonnement de l'industrie, avec l'émergence de nombreuses maisons de production qui prospèrent et structurent progressivement le secteur. Ces producteurs, souvent autodidactes, mettent en place des modèles d'affaires principalement basés sur la publicité et le placement de produits. Le financement provenant de la publicité et des placements publicitaires (stratégie consistant à choisir les supports et emplacements pour diffuser une publicité) constitue la principale source de revenus des producteurs, surpassant les autres formes de financement.
Une initiative publique, le Fonds de promotion de l'industrie cinématographique et audiovisuelle (FOPICA), soutient l'industrie des séries. Ce fonds, créé en 2002, a été lancé officiellement le 23 septembre 2013. Il accorde des financements aux producteurs pour encourager la production, l'exploitation et la promotion cinématographiques et audiovisuelles au Sénégal.
Du côté des consommateurs, les modes de visionnage se diversifient : télévision, plateformes en ligne, YouTube et services de pay-per-view comme Wido. La consommation des séries dépasse même le cadre domestique pour intégrer les espaces professionnels et scolaires, où les épisodes sont visionnés pendant les pauses. En parallèle, des communautés virtuelles se développent sur les réseaux sociaux, formant des espaces d'échange et de critique autour des productions sénégalaises.
Les séries télévisées sénégalaises ont ainsi pris la place des telenovelas d'antan, créant autour d'elles un écosystème réunissant divers acteurs : producteurs, acteurs, diffuseurs, annonceurs, régulateurs et consommateurs, avec des enjeux économiques et culturels croissants et de jeux de pouvoir. Cette évolution repose sur plusieurs facteurs clés :
Des thématiques sociétales
Les thématiques abordées dans les séries sénégalaises reflètent les réalités socioculturelles du pays, notamment celles des femmes. Ces productions traitent de l'amour, de la polygamie, de l'infidélité, des conflits familiaux, de la sorcellerie, ou encore des questions de castes, souvent de manière caricaturale. Cet ancrage socioculturel favorise une identification forte entre les personnages et les spectateurs, stimulant ainsi l'adhésion du public.
Certains sujets, notamment ceux relatifs à la sexualité, à la polygamie et à la conception du divorce, ont suscité de vives réactions et interprétations. Ces thématiques ont parfois entraîné des controverses, poussant des organisations comme Jamra à déposer des plaintes auprès de l'organe de régulation, le Conseil national de régulation de l'audiovisuel (CNRA) pour atteinte aux moeurs et aux valeurs sénégalaises.
Amélioration des compétences
L'essor des séries sénégalaises s'explique également par une nette amélioration de la qualité des productions, qu'il s'agisse de l'image, du montage ou des scénarios. Cette montée en compétence s'appuie sur le développement des formations en audiovisuel, mais aussi sur l'arrivée d'acteurs amateurs qui se distinguent par leur adaptabilité et leur jeu d'acteur.
Par ailleurs, il est important de souligner que ces nouveaux visages sont souvent des créateurs de contenus suivis sur les réseaux sociaux, leur permettant ainsi de promouvoir les séries dans lesquelles ils jouent.
Investissement des marques et sponsoring
Les entreprises voient dans ces productions un canal de communication stratégique. Au-delà des publicités classiques, le placement de produit devient un levier privilégié, permettant d'intégrer subtilement des marques dans le récit des séries. Ce mode de financement constitue une source de revenus essentielle pour les producteurs, tout en offrant aux marques une visibilité accrue auprès du public cible.
Essor des plateformes en ligne
L'accessibilité des plateformes numériques a permis aux producteurs de contourner la dépendance aux chaînes de télévision, qui imposaient une redistribution des revenus allant jusqu'à 50 ou 60 %. Grâce aux chaînes YouTube et aux services de pay-per-view, ils peuvent désormais atteindre directement le public. Toutefois, l'adhésion des consommateurs à ces modèles payants reste encore limitée, freinant leur potentiel économique.
Malgré leur succès croissant, les séries sénégalaises font face à des défis économiques majeurs. La dépendance à la publicité et au placement de produits expose le secteur à des fluctuations du marché et limite la marge de manoeuvre des producteurs.
Par ailleurs, les difficultés liées à la monétisation des contenus en ligne, notamment le faible taux d'adhésion aux plateformes pay-per-view, entravent la diversification des sources de revenus.
Un autre enjeu est celui des droits d'auteur et de la protection des oeuvres. Le marché reste encore largement informel, où les contenus sont souvent partagés illégalement. Cette situation réduit ainsi les revenus potentiels des créateurs.
Par ailleurs pour assurer leur viabilité et leur pérennité, plusieurs axes d'amélioration peuvent être envisagés :
- Diversifier les sources de financement : encourager le mécénat, les subventions publiques et le financement participatif afin de réduire la dépendance aux annonceurs.
- Structurer le marché : mettre en place un cadre réglementaire clair pour protéger les droits des créateurs et encadrer les pratiques contractuelles entre producteurs et diffuseurs.
- Optimiser la distribution : développer des accords de diffusion internationale et investir dans des plateformes locales performantes pour élargir l'audience et générer de nouveaux revenus.
- Éduquer le public à la consommation numérique : sensibiliser les spectateurs à l'importance de soutenir les productions locales en payant pour les contenus et en créant des communautés fortement engagées.
L'essor des séries télévisées sénégalaises illustre, en définitive, l'émergence d'une industrie audiovisuelle locale dynamique et en constante évolution. Soutenue par des thématiques socioculturelles fortes, une montée en compétence des acteurs et techniciens, ainsi qu'une diversification des modes de consommation, cette industrie s'impose progressivement comme un secteur stratégique.
Toutefois, la viabilité de son modèle économique repose sur une adaptation continue aux défis de la numérisation et sur la mise en place de mécanismes de financement durables. L'avenir de ces productions dépendra donc de la capacité des différents acteurs à structurer un marché compétitif et à innover pour répondre aux attentes d'un public toujours plus exigeant.
Dans ce contexte, des partenariats stratégiques avec des chaînes comme Canal A+ ont permis à des productions telles que Maitresse d'un homme marié, Karma et Emprises de se diffuser dans la sous-région, conquérant ainsi un public plus large et étendant leur portée.
Ainsi, les séries produites au Sénégal bénéficient d'une visibilité croissante au-delà de ses frontières, marquant un véritable rayonnement régional.
Fatoumata GAYE, Enseignante, Supdeco