Un État souverain qui se respecte produit sa propre fiction. Qu'elle soit moyenne ou même faible, elle demeure préférable à une absence totale. En Tunisie, la fiction nationale, discrète tout au long de l'année, refait surface avec vigueur durant le Ramadan. Et année après année, à force de labeur, elle s'affirme et s'améliore.
Longtemps, notre dramaturgie a souffert d'un mal tenace : la pauvreté des scénarios. Récits prévisibles, personnages fades, dialogues creux et minimalistes - parfois une phrase par séquence, voire un simple mot. Une faiblesse qui se manifeste également dans le cinéma tunisien. Autant d'entraves qui ont empêché la fiction «Made in Tunisia» d'atteindre sa pleine maturité.
Ajoutez à cela un jeu d'acteurs inégal, où l'on constate une nette différence de performance entre les interprètes. En particulier, les vétérans, dont la plupart ont fait leurs armes sur les planches du théâtre, parviennent à incarner leurs rôles avec un naturel et une aisance qui contrastent avec le jeu parfois moins convaincant de leurs partenaires. Toutefois, une dynamique est à l'oeuvre et saison après saison, la production nationale séduit un public toujours plus large et commence même à faire parler d'elle au-delà de nos frontières.
Parmi les rôles d'une fiction nationale, celui de permettre au spectateur de se voir, d'entendre son dialecte et de retrouver les réalités sociales de son pays. De plus, elle ne doit être ni un miroir embellissant ni un prisme déformant. Il s'agit d'exagérer certains traits, non pour caricaturer, mais pour répondre aux exigences dramaturgiques.
Alors faut-il s'offusquer lorsqu'une série ancrée dans une cité populaire met en scène des personnages violents ou déviants ? Nullement. Ce type de profil existe partout dans le monde, indépendamment des cultures et des frontières. L'enjeu est ailleurs ; dans la sincérité du regard et dans la justesse du propos. Et pour avancer, chacun doit tenir son rôle. Un bon réalisateur n'est pas nécessairement un bon scénariste, encore moins un dialoguiste aguerri. L'écriture est un métier qui exige rigueur, finesse et expérience.
L'Égypte, où la fiction est une véritable industrie, offre à ce titre un exemple édifiant. Prenons la série Ech-Ech, qui a captivé également une partie du public tunisien. Son réalisateur, Mohamed Sami, excelle dans la création d'atmosphères envoûtantes et sait susciter le débat. Mais il souffre d'une faiblesse rédhibitoire : une propension à faire de son épouse, May Omar, une héroïne absolue et omniprésente, reléguant les autres personnages à l'arrière-plan.
À force de privilégier une figure unique, il a érodé la cohérence de son récit. Un exemple frappant illustre les dérives d'une écriture approximative ; le personnage de «Ragab El Gueretli», interprété par le grand comédien Majed El Masri. D'une brutalité glaçante et d'une cohérence implacable, ce personnage impose sa présence avec une rare intensité. Froid, méthodique et dénué de la moindre illusion sur le monde qui l'entoure, il incarne une force impitoyable, avançant avec une détermination mécanique, forgée par des années d'adversité et de survie dans un environnement hostile.
Son regard perçant, toujours chargé d'une menace contenue, et son langage aussi tranchant que ses actes, font de lui une figure incontournable, à la fois crainte et fascinante. Pourtant, pour sauver l'héroïne et la faire triompher, toujours et malgré tout, le scénario le fait soudain renier sa nature profonde, acceptant, contre toute logique, et de manière presque trop rapide et facile, la grossesse de sa femme alors qu'il est stérile. Une pirouette scénaristique qui détruit d'un trait Ragab, le personnage le plus puissant et le plus cohérent de la série, comme un édifice patiemment bâti que l'on fait s'effondrer par une scène de trop.
Tout cela pour dire que l'écriture ne s'improvise pas. Pour qu'un personnage sonne juste, il faut lui donner une voix, une chair, une logique interne irréfutable. Trop souvent, en Tunisie comme ailleurs, l'écriture est sacrifiée sur l'autel de la précipitation ou de l'approximation. Et pourtant, c'est là où tout se joue, avant même les choix de mise en scène et d'interprétation.
Chez nos amis les Egyptiens, le cinéma et la télévision reposent sur une industrie robuste. La Tunisie, quant à elle, est en train de se frayer une place auprès de son public. Mais pour transformer les essais en propositions dramaturgiques abouties, il faut du souffle, du financement et une production qui ne se cantonne pas dans une effervescence ramadanesque et saisonnière. Car la fiction tunisienne peut devenir un formidable levier pour mettre en valeur notre identité.
Nos traditions, notre gastronomie, nos habits traditionnels, notre artisanat, nos paysages... tout cela peut être sublimé par le prisme du récit. Mieux encore, elle peut façonner l'image de notre pays à l'international et renforcer son attractivité. Ainsi, la fiction tunisienne ne doit pas être un simple divertissement, mais un vecteur d'influence, une arme douce, une vitrine de ce que nous sommes. Un pays qui écrit son propre récit ne le subit pas, il le façonne, le revendique et, ce faisant, l'impose ou le propose au regard du monde.