Ex-Directeur Exécutive Adjoint pour Open Society Africa et Directeur Exécutif de Open Society Initiative for West Africa (OSIWA), Dr Ibrahima Aidara est un économiste sénégalais qui travaille depuis longtemps sur les questions de financement pour le développement, les politiques publiques, les innovations ainsi que la mise en relation des communautés locales avec les politiques et programmes nationaux et internationaux.
Dans cet entretien, il apporte sa réflexion sur la problématique globale des politiques de financement du développement en Afrique de l'Ouest : aide internationale contre financement interne.
Quelle lecture faites-vous de la situation économiste actuelle de l'Afrique ?
L'Afrique de l'Ouest, une région riche en ressources naturelles et en potentiel humain, fait face à des défis de développement complexe : inégalités économiques croissantes, infrastructures insuffisantes, gouvernance fragile et insécurité persistante, notamment dans les pays du Sahel. Afin de surmonter ces obstacles et d'assurer un développement durable, la région s'appuie à la fois sur l'aide internationale et sur des financements internes. Cependant, ces deux formes de financement soulèvent des questions de pérennité, d'efficacité et de souveraineté, ce qui exige une réflexion approfondie sur les meilleures stratégies à adopter.
L'Aide Internationale est un pilier du développement mais n'est-elle pas une dépendance risquée ?
L'aide internationale a historiquement joué un rôle central dans le financement du développement en Afrique de l'Ouest. Cette aide provient de plusieurs sources : les États-Unis, l'Union européenne, les institutions multilatérales comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), ainsi que de pays émergents comme la Chine et le Brésil.
Cette aide, qu'elle soit humanitaire, technique ou financière, a permis de financer des projets cruciaux dans les domaines de la santé, de l'éducation, des infrastructures et de la sécurité alimentaire. Par exemple, au Nigéria, le programme PEPFAR (President's Emergency Plan for AIDS Relief) des États-Unis a injecté des milliards de dollars dans le secteur de la santé, particulièrement dans la lutte contre le VIH/SIDA, ce qui a contribué à la réduction du taux de mortalité liée à cette maladie.
La Chine, à travers le Forum sur la Coopération Sino-Africaine (FOCAC), a financé plusieurs projets d'infrastructures en Afrique de l'Ouest, notamment la construction de routes, de ponts, de chemins de fer, et de ports. Un exemple marquant est le projet ferroviaire Abidjan-Ouagadougou, financé en grande partie par des prêts chinois, qui a amélioré la connectivité et stimulé le commerce intra-régional. Plusieurs autres projets ont été mis en oeuvre dans le domaine de l'aide alimentaire, dans des pays comme le Mali et le Burkina Faso, où des sécheresses prolongées ont mis en danger la sécurité alimentaire. L'aide internationale a permis de fournir de l'aide d'urgence à des millions de personnes en situation de crise alimentaire.
Les conditions de cession de cette aide ne s'opposent-elles pas souvent à la mise en oeuvre des politiques publiques nationales ?
L'aide internationale pose plusieurs défis majeurs. L'une des principales préoccupations est une dépendance économique et politique accrue, limitant l'autonomie des pays bénéficiaires. De plus, les conditions contraignantes imposées par les donateurs, souvent inadaptées aux réalités locales, peuvent entraver la mise en oeuvre de politiques publiques nationales.
Dans de nombreux cas, elle affaiblit les politiques publiques nationales, qui sont parfois vidées de leur substance souveraine au profit des intérêts des bailleurs de fonds. Malgré les milliards de dollars investis, l'Afrique de l'Ouest demeure l'une des régions les plus pauvres au monde, ce qui interroge l'efficacité de cette aide et la nécessité d'explorer des alternatives plus viables.
Quelle est selon vous la voie vers une plus grande souveraineté économique ?
Dans un des rapports que j'ai coordonnés à OSIWA en 2016, portant sur « la mobilisation des ressources domestiques, à travers la lutte contre les flux financiers illicites », nous démontrions que l'Afrique de l'Ouest a atteint un stade critique de son développement. Des décisions importantes devraient être prises afin de réduire la dépendance vis-à-vis de l'aide étrangère, accroître les investissements publics dans les initiatives de développement et réduire l'extrême pauvreté. Contrairement au narratif sur l'importance de l'aide internationale à l'Afrique, ce rapport a montré que la fuite des capitaux hors de la région est autrement beaucoup plus importante que l'aide reçue.
Le rapport révélait que les pertes dues aux prix de transfert abusifs sont passées de 11 milliards USD en 2011 à 78 milliards USD en 2018. Cette situation a entraîné une baisse des recettes publiques de trois milliards de dollars en 2011 à 14 milliards USD en 2013. Même si ces chiffres sont parfois contestés, ils sont néanmoins révélateurs. Il est impératif que nos États opèrent un changement de paradigme, afin de mettre fin à une perte de capitaux se chiffrant à plusieurs milliards, voire milliers de milliards, de dollars en flux de capitaux illicites, pour se concentrer sur le financement des priorités de développement de la région.
Finalement, notre rapport suggère que si les mesures requises avaient été prises pour lutter effectivement contre la falsification des prix de transfert, des recettes fiscales supplémentaires qui auraient été collectées entre 2012 et 2014 (s'élevant à un total de 15 milliards de dollars conformément à nos estimations ), auraient suffi pour combler le déficit financier (11,3 milliards de dollars US en 2011) pour mettre en oeuvre le Document stratégique de réduction de la pauvreté (DSRP), de la CEDEAO et contribuer ainsi à l'intégration régionale comme moyen de garantir l'éradication de la pauvreté ainsi que le bien-être, la paix et la sécurité de l'ensemble de la population, conformément aux objectifs annoncés du DSRP.
Quel mode de financement interne et durable pour les pays africains ?
Certains pays de la région commencent progressivement à explorer des moyens de financer leur développement de manière interne. Cela inclut l'augmentation des recettes fiscales, la mobilisation des ressources internes, et la promotion de l'investissement privé national. Le financement interne présente l'avantage de renforcer la souveraineté économique et de réduire la dépendance à l'aide extérieure. Par exemple, le Ghana avait entrepris des réformes fiscales ambitieuses pour accroître ses recettes internes, avec, l'introduction de la TVA qui a permis d'élargir la base fiscale et d'améliorer la collecte des impôts. La Côte d'Ivoire a mis en place des politiques pour encourager les investissements privés, tant nationaux qu'internationaux.
Des initiatives comme la Zone de Transformation Agricole ont permis aux entreprises locales et internationales d'investir dans la transformation de produits agricoles, créant des emplois et stimulant l'économie locale. Le financement privé a été essentiel pour soutenir la croissance des infrastructures, comme les ports et les aéroports, réduisant ainsi la dépendance aux financements étrangers. Le Sénégal développe des pôles territoriaux et des agropoles, misant sur les potentialités locales et le financement du secteur privé national.
Le financement interne reste toutefois un défi majeur en Afrique de l'Ouest, notamment en raison des faibles taux de collecte fiscale, de la corruption et de l'inefficacité administrative dans de nombreux pays. De plus, l'accès aux marchés financiers mondiaux reste limité pour plusieurs pays de la région, et les emprunts peuvent entraîner un endettement important, comme cela a été observé dans beaucoup de pays : Ghana, Sénégal, Mali, Burkina Faso, où la dette publique a considérablement augmenté au cours des dernières années.
Est-il possible d'établir l'équilibre entre l'aide internationale et le financement Interne ?
La clé du succès réside dans l'équilibre entre l'aide internationale et les financements internes. L'aide internationale reste indispensable pour répondre à des besoins urgents, comme les crises sanitaires et alimentaires, mais elle ne peut être la seule solution pour un développement durable. Parallèlement, les pays doivent continuer à renforcer leurs capacités internes, notamment en améliorant la gouvernance, en augmentant les recettes fiscales et minimiser les fuites de capitaux, et en attirant des investissements privés.
Les politiques de financement du développement en Afrique de l'Ouest doivent évoluer vers un modèle plus équilibré et durable. Si l'aide internationale joue encore un rôle clé, elle ne doit pas être une fin en soi. L'accent doit être mis sur le renforcement des capacités internes, l'optimisation des recettes fiscales et la réduction des flux financiers illicites.
L'Afrique de l'Ouest possède les ressources et le potentiel humain nécessaires pour assurer son développement. Il est temps d'adopter des stratégies ambitieuses pour renforcer sa souveraineté économique et bâtir une prospérité durable pour ses populations.