Le Niger a annoncé officiellement son retrait de l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF), le 17 mars 2025. Une décision forte, prise quelques mois après la rupture de plusieurs accords militaires avec la France et le départ du pays de la Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO). Dans le sillage du Niger, le Mali et le Burkina Faso se sont également retirés de l'OIF. Tous trois affirment ainsi leur volonté de rompre avec les institutions perçues comme héritées de la colonisation.
Que signifie concrètement ce retrait ? S'agit-il d'un simple geste symbolique ou d'un changement de paradigme diplomatique ? Et quel est le rôle de la langue française dans cette recomposition en cours des alliances ?
En tant que spécialiste des études francophones et des dynamiques d'influence culturelle et diplomatique de la France,, j'analyse ici les implications de ce retrait.
Une décision hautement politique
Le gouvernement nigérien, dirigé par le Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP), a justifié sa décision par un rejet de l'ingérence de l'OIF, notamment après la suspension du Niger de ses instances en août 2023, à la suite du coup d'État militaire. Dans un contexte de montée des discours souverainistes au Sahel, la Francophonie est de plus en plus perçue comme un outil diplomatique néocolonial au service des intérêts de la France. Cette dernière n'a pas commenté publiquement ce retrait pour ne pas ternir les festivités autour de la journée internationale de la Francophonie du 20 mars 2025.
Mais ce rejet institutionnel ne signifie pas nécessairement un abandon de la langue française. Les discours des dirigeants sahéliens continuent d'être prononcés en français, y compris ceux dénonçant la « Françafrique », c'est-à-dire les liens de corruption entre le pouvoir politique français et les gouvernements d'Afrique francophone.
C'est là tout le paradoxe : la langue française, perçue comme un vecteur d'aliénation historique, est aussi un outil d'émancipation, voire de contestation.
Le Niger prend indirectement la tête de cette contestation en entraînant dans son sillage les deux autres membres de la Confédération des États du Sahel, le Mali et le Burkina. Cela porte un coup décisif au rôle que le Niger a joué dans la création de la Francophonie avec notamment le traité de Niamey du 20 mars 1970, dans lequel l'ancien président Hamani Diori, l'un des pères fondateurs de la Francophonie, avait eu une influence décisive.
Entre multilatéralisme et influence
Créée en 1970, l'OIF regroupe aujourd'hui 93 États et gouvernements ayant le français en partage. Si sa mission première est la promotion de la langue française, elle s'est progressivement dotée de fonctions diplomatiques, notamment dans la prévention des crises politiques et la défense des droits humains.
En Afrique, l'OIF joue un rôle diplomatique de premier plan avec la création d'un poste de secrétaire général politique en 1997. L'ancien secrétaire général de la Francophonie de 2003 à 2014 et ancien président du Sénégal, Abdou Diouf, a contribué à transformer les institutions de cette organisation qui est devenue OIF en 2005.
Le secrétariat de l'Agence coopération culturelle et technique ACCT (poste qui existait depuis 1970) a ainsi fusionné avec le secrétariat politique de l'Agence intergouvernementale de la Francophonie dont le premier serviteur fut l'ancien secrétaire général des Nations-Unies, l'Egyptien Boutros Boutros Ghali.
Cette extension de mission a cependant alimenté les critiques. Dans plusieurs pays africains, la Francophonie est perçue comme une structure asymétrique, où la France exercerait une influence disproportionnée. Le retrait du Niger s'inscrit aux yeux de Niamey, dans un mouvement de réappropriation politique qui remet en question la légitimité de certaines organisations internationales fondées durant la période post-coloniale.
Une recomposition géopolitique au Sahel
Le départ du Niger de la Francophonie n'est pas un geste isolé. Il s'inscrit dans une stratégie régionale initiée par les juntes militaires du Mali, du Burkina Faso et du Niger, qui ont formé en septembre 2023 l'Alliance des États du Sahel (AES). Ce groupement régional vise à assurer une coopération militaire et économique autonome, en dehors des cadres traditionnels comme la Cedeao.
Ce réalignement s'accompagne d'une diversification des partenariats internationaux. La Russie, la Turquie, la Chine et même l'Iran sont devenus des interlocuteurs privilégiés de ces régimes en quête d'une souveraineté renforcée. Dans ce nouveau contexte, la langue française n'est plus le vecteur unique de la coopération internationale.
Vers une décolonisation linguistique ?
Malgré le rejet de la Francophonie comme institution, la langue française continue de jouer un rôle central au Niger comme au Burkina Faso. Elle reste la langue de l'administration, de l'armée, de l'éducation, et des médias. Elle est également le vecteur principal des discours politiques, y compris ceux qui prônent une rupture avec la France. La question est de savoir si les autorités du Niger, qui ont exprimé le désir d'utiliser une autre langue que le français, vont prendre des décisions pour assurer une promotion des langues nationales.
Cette situation révèle une dynamique paradoxale : la langue française échappe parfois aux conflits historiques qui entourent son origine. Comme le souligne le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, le français peut être à la fois une langue de domination et une langue d'appropriation. Dans de nombreux contextes africains, elle devient un outil de création, de critique, et même de résistance.
Le retrait du Niger de la Francophonie ne signifie donc pas la fin du français au Sahel, mais plutôt une redéfinition de son statut : d'une langue associée à une institution politique, elle redevient un instrument de communication et d'expression transnationale. Les autorités politiques des trois pays de la Confédération des États du Sahel ont exprimé leur défiance vis-à-vis de cette langue, mais en période de transition, elle constitue un élément central dans la communication de ces gouvernements et notamment dans leurs relations politiques.
Une décolonisation linguistique ne se décrète pas, elle s'accompagne. Pour cela, il faut que les autres langues nationales croissent pour pouvoir devenir des langues de communications. C'est ce paradoxe qui protège provisoirement la langue française dans ces trois pays.
Une Francophonie en crise ou en mutation ?
La décision du Niger pose une question fondamentale à l'OIF : peut-elle survivre à la sortie de certains États africains majeurs ? Le continent africain représente aujourd'hui la majorité des locuteurs francophones dans le monde. Il constitue le principal vivier de croissance de la langue. Le départ du Niger, du Burkina Faso et du Mali pourrait fragiliser la légitimité de l'organisation.
Mais cette crise pourrait aussi être l'occasion d'une refondation. Faut-il repenser la Francophonie comme un espace de coopération culturelle et linguistique déconnecté des enjeux géopolitiques ? Faut-il revoir ses modes de gouvernance pour mieux intégrer les dynamiques africaines ? Ces questions seront cruciales dans les années à venir.
La secrétaire générale de l'OIF, la Rwandaise Louise Mushikiwabo, avait d'ailleurs reconnu, lors du Sommet de Djerba en 2022, la nécessité d'une Francophonie à l'écoute des jeunes et des peuples. Mais cette volonté de réforme suffira-t-elle à enrayer le désamour croissant de certains États africains ?
Les aléas d'une transition linguistique
Le retrait des pays de l'AES de la Francophonie révèle plutôt une tension entre deux dimensions : d'un côté, une volonté de rupture avec les institutions perçues comme néocoloniales ; de l'autre, la persistance d'une langue devenue un outil de communication, de pouvoir et parfois de contestation.
Ce moment peut être l'occasion, pour l'OIF, de repenser son rôle et son fonctionnement. Une Francophonie réellement multilatérale, centrée sur la coopération entre peuples plutôt que sur l'influence diplomatique, pourrait encore jouer un rôle structurant dans l'espace francophone. À condition d'accepter que la langue française ne soit plus exclusivement associée à une puissance, mais qu'elle devienne le bien commun de ceux qui la parlent, l'adaptent et la transforment.
Le risque à court terme est finalement, pour l'OIF, de voir ces pays francophones se tourner vers le Commonwealth afin d'opter pour une autre langue véhiculaire à même de réaliser la décolonisation souhaitée.
Christophe Premat, Associate Professor in French Studies (cultural studies), head of the Centre for Canadian Studies, Stockholm University