Docteur en littérature et «Associate professor» au département de français à l'université de Maurice, Bruno Cunniah est l'ambassadeur désigné de Maurice à Madagascar. Une Grande Ile qu'il visite régulièrement depuis 20 ans et qu'il apprécie particulièrement.
«Mada my love» aurait pu être le titre de l'une de vos chansons (NdlR : Bruno Cunniah est aussi auteur-compositeur)?
Cela fait 20 ans que je visite Madagascar. J'y vais quatre fois par an pour donner des conférences et des cours. Je suis intervenu à Tuléar, Diego Suarez, Tamatave et Tana. J'ai eu un coup de coeur pour ce pays.
La première fois que j'y suis allé, ma maman gérait Le Barachois (NdlR : aujourd'hui La case du pêcheur, à Bambous Virieux). Le projet était de relâcher des crabes vivants, importés de Madagascar, dans le barachois. Les crabes faisaient la route en camion de Majunga jusqu'à Tana, avant de prendre l'avion pour Maurice. Mais au bout de deux ou trois cargaisons, on a vu que les crabes ne s'adaptaient pas.
Maurice est un pays très jeune, 57 ans d'indépendance. Mais dès le début de la colonisation hollandaise, des esclaves d'origine malgache sont devenus des marrons. On ne connaît pas la suite. Mais cela veut dire que le marronnage existait avant l'arrivée des Français. Donc, le premier peuple ayant vécu en autarcie à Maurice serait des Malgaches.
Vous revenez de la Grande Ile où vous avez présenté une communication académique.
J'ai été invité à la Fondation de l'innovation pour la démocratie (NdlR :à la session d'ouverture, le 2 mars, intitulée Inégalités et mobilisation citoyenne pour la durabilité, il présente un papier titré La mobilisation citoyenne face à la crise du MV Wakashio). Quel exemple Maurice a donné au monde avec la mobilisation qui a suivi le naufrage. Cette mobilisation, c'est l'un des grands moments de Maurice. A Madagascar, on ne croyait pas cela possible. On m'a demandé comment j'allais rentrer à Maurice, si je ne risquais pas de voir ma maison saccagée ? J'ai expliqué qu'il y a eu un changement de gouvernement à Maurice, que nous sommes en démocratie.
Nous chérissons la liberté académique mais savez-vous qu'à l'université de Maurice, entre 2014 et 2024, si on écrivait un papier sur Diego Garcia, il devait être visé par le bureau du Premier ministre ? A un moment donné, enough is enough. (NdlR: Il a publié La vocation militaire de la base de Diego Garcia depuis la Grande Guerre jusqu'à nos jours en 2019 dans la Revue Historique de l'océan Indien sans vérification officielle). J'ai été très fier le soir des élections du 10 novembre. Cette ferveur, je ne l'avais vue que lors des Jeux des Iles. J'étais fier d'être mauricien ce soir-là, peut-être que je l'avais été un peu moins au cours de ces 10 dernières années.
Quelles sont vos affinités politiques?
Je n'ai pas d'affinités politiques.
Comment vous retrouvez-vous sur la liste des ambassadeurs ?
(Il cite la phrase attribuée à Voltaire) «Je ne suis pas d'accord avec vous mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous ayez le droit de le dire.» Un peuple ne peut pas vivre dans la peur, craindre qu'à tout moment, des policiers débarquent. Le point de bascule pour moi, a été la passation des pouvoirs de Premier ministre entre le père et le fils Jugnauth.
Par la suite, j'ai eu la chance de rencontrer le Premier ministre (PM) actuel, dans des circonstances pour le moins ubuesques. C'était bien avant les élections de 2019, dans une manifestation consacrée au tuning des véhicules Honda, à la plage de Mont Choisy. Il s'est arrêté, est venu nous voir. On a parlé bagnole.
Il parle plus Aston Martin que Honda, non?
A l'origine, c'est le même moteur à combustion. Comme le PM, je suis de la génération qui aime les véhicules où il n'y a pas autant d'électronique qu'aujourd'hui.
Vous vous connaissiez avant cette manifestation de tuning ?
Non, c'est là que j'ai fait sa connaissance. De là, est née une amitié non politique. Il a une culture cinématographique incroyable. Il me parle aussi de livres, d'histoire. J'adore apprendre. Durant les conversations, il remonte dans le passé, à travers son papa, pour expliquer le présent. On comprend beaucoup de choses. Je ne suis pas un activiste politique.
Vous n'avez jamais collé des affiches politiques ?
(Sourires) Pas encore.
Cela viendra ?
S'il faut sauver mon pays, je suis prêt à tout.
Quand le PM vous propose Tana, c'est la capitale qui vous correspond vraiment le mieux ?
A Moscou ou à Berlin, j'aurais été perdu. Le PM me donne la chance de faire coïncider ma passion et les intérêts diplomatiques du pays. Je n'irais pas là-bas pour voir du pays, ni pour faire la fête. Je l'ai fait pendant 20 ans.
Bien sûr, il y a la pauvreté, la sécheresse extrême. Je juge un pays par les bagnoles qui circulent. Le concessionnaire Porsche a ouvert là-bas sept ans avant d'ouvrir à Maurice. Avec une population de plus de 30 millions d'habitants à Madagascar, c'est une question de marché.
L'un de mes hommes politiques malgaches préférés c'est Jacques Rabemananjara (NdlR : poète et ancien viceprésident malgache, 1913-2005).
Pourquoi ?
Il a un style. (NdlR : Bruno Cunniah a écrit deux articles sur cet homme politique, dont La visite de Jacques Rabemananjara à Maurice en 1971 dans Mémoire des origines et construction mémorielle: l'exemple de Jacques Rabemananjara à Madagascar, en 2020).
Les gens croient que les littéraires ne font que de la littérature. Désolé, cela ne fonctionne plus comme ça. Ce n'est pas parce que l'on est carnivore que l'on ne mange que de la viande. (NdlR : Il a aussi signé État des lieux de la condition des travailleurs malgaches dans le textile à Maurice, dans Interculturalité, circulation et globalisation - Nouveaux contextes et pratiques culturelles, paru chez l'Harmattan en 2018).
La littérature mène donc à tout ?
La preuve. Depuis une dizaine d'années, je siège au comité scientifique de l'Association Historique Internationale de l'océan Indien. On ne parle pas beaucoup de la petite histoire (NdlR: Il est l'auteur de Au-delà du «Rocher» ou la petite histoire du strip-tease à Maurice parue dans la Revue Historique de L'océan Indien, n°20,Les fêtes dans les pays de l'Indianocéanie de l'Antiquité à nos jours - Écrire l'histoire de l'Indianocéanie de l'Antiquité à nos jours - Esclavages. Nouvelles approches.) Monsieur Clarel m'a reçu et j'ai écrit son histoire.
(NdlR: Il a aussi publié, Splendeur et misère d'une reine de la nuit : Scarlet Cunden, paru dans la Revue Historique de L'océan Indien, n°18, Hommage au Professeur Claude Wanquet - La nuit dans l'Indianocéanie - Le jeu dans l'Indianocéanie- Nouvelles approches sur l'esclavage dans l'Indianocéanie, 2022). J'ai publié dans des revues de sociologie et d'histoire, j'ai été évalué par mes pairs.
Pour votre nouvelle mission, quelles sont les priorités ?
Des gens diront : «be ki li kone ?» Je ne suis pas seul. Il y a toute une équipe de techniciens à Madagascar. Nous travaillerons à redynamiser les relations Maurice-Madagascar. (NdlR: il cite le ministre des Affaires étrangères Ritish Ramful sur le rôle central de la diplomatie économique dans la politique étrangère de Maurice) Il faudra s'assurer que les entrepreneurs mauriciens soient bien traités. Il y a un climat de confiance à restaurer, des traités à améliorer et se pencher sur les questions migratoires. Maurice sera représenté au sommet des chefs d'Etat de la Commission de l'océan Indien le 24 avril prochain. Je n'ai pas encore les dossiers, mais il faudrait parler des visas.
Votre amour pour la Grande Ile vous a poussé à apprendre le malgache ?
On ne peut pas aller dans un pays et ne pas étudier sa langue. Ce serait un manque de respect envers le peuple malgache. Je leur dois cela. J'ai des rudiments, je suis des cours en ligne gratuits de l'US Peace Corps. Il faut que je travaille aussi la prononciation.
Quitter le campus de Réduit après presque 29 ans, c'est difficile ?
J'ai commencé en septembre 1996. J'ai une vie professionnelle mais aussi une vie sociale à Réduit. Ce sera un déchirement, qui serait arrivé avec ou sans cette affectation. Le déchirement arrive plus tôt que prévu.