Dans l'ancien monde, on échangeait des épices, des routes et des comptoirs. Dans le nouveau, ce sont les bases militaires, les droits de douane et la souveraineté des peuples qu'on brade ou qu'on monnaie au gré des intérêts géostratégiques. Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, dans un climat de guerre commerciale relancée, remet cruellement en lumière le cynisme des relations internationales. Et au coeur de ce grand marchandage global : un petit archipel, les Chagos, et son joyau stratégique, Diego Garcia.
Au moment même où Londres s'apprête à finaliser un accord reconnaissant la souveraineté de Maurice sur l'archipel, les États-Unis, par la voix d'un Trump protectionniste, imposent un tarif de 40 % sur les importations mauriciennes. Une décision brutale, unilatérale, dénuée de toute justification économique sérieuse. Mais, au fond, cette décision est-elle vraiment dissociable du grand jeu autour de Diego Garcia ?
La presse britannique, y compris conservatrice, ne s'y trompe pas. Le Daily Telegraph, peu suspect de sympathies antiaméricaines, fustige l'absurdité d'un accord où le Royaume-Uni paierait, à hauteur de 90 millions de livres par an pendant 99 ans, pour permettre aux États-Unis de maintenir leur présence militaire sur Diego Garcia - tout en subissant des sanctions douanières de leur «allié». Dame Priti Patel a résumé la situation avec une formule tranchante : «C'est comme confier sa maison à un tiers et payer pour la lui louer.»
La question que soulève cette incohérence apparente est au coeur de la géopolitique contemporaine : jusqu'à quel point les puissances occidentales peuvent-elles instrumentaliser la souveraineté d'un État tiers - en l'occurrence Maurice -, tout en refusant de reconnaître ses droits fondamentaux sur son propre territoire ? Et à quel prix ?
Pour Maurice, les enjeux sont multiples. D'abord, une justice historique : celle des Chagossiens déplacés de force dans les années 1960 pour faire place à la base militaire américaine. Ensuite, une reconnaissance juridique : celle de l'avis consultatif de la Cour internationale de justice de 2019, qui a jugé illégale l'occupation britannique. Enfin, un enjeu stratégique : s'assurer que le futur bail de 99 ans de Diego Garcia ne soit pas signé dans des conditions de dépendance déguisée.
Car le moment est crucial. Trump, déjà revenu à sa rhétorique transactionnelle, voit dans chaque relation bilatérale un tableau Excel : ce que l'on donne, ce que l'on prend. Si les États-Unis ont besoin de Diego Garcia - ce qu'ils admettent volontiers -, alors pourquoi imposer à Maurice une pénalisation tarifaire qui affaiblit son économie ? Pire encore : pourquoi envisager que le Royaume-Uni, qui ne détient plus la souveraineté de l'archipel, continue à négocier comme s'il en avait le droit et à subventionner une présence militaire qu'il ne contrôle même plus ?
La question ne concerne pas uniquement Maurice. Elle interpelle l'ensemble du système international, déjà ébranlé par le recul du multilatéralisme. Elle interroge le rôle de l'Europe, silencieuse. Elle oblige à repenser la relation entre puissance militaire et justice post-coloniale. Et elle rappelle une vérité que certains à Washington et à Londres semblent vouloir ignorer : dans un monde multipolaire, l'injustice stratégique coûte plus cher que les droits de douane.
Si Maurice accepte un bail de 99 ans sans contreparties réelles - ni respect du droit ni réparation historique ni allègement des pressions économiques -, alors Diego Garcia ne sera plus un enjeu de souveraineté, mais une monnaie d'échange. Et ce serait là une trahison, non seulement du droit international, mais aussi de l'espoir de toutes les petites nations qui croient encore que la diplomatie peut équilibrer les rapports de force.
Trump mise sur le déséquilibre, le chantage, la pression. Maurice, elle, doit miser sur le droit, la constance et l'intelligence stratégique. C'est seulement à ce prix que Diego Garcia cessera d'être une base de domination pour devenir un levier de justice.