Afrique: Dédollarisation - Mythe spéculatif ou réalignement stratégique

Depuis la fin de la guerre froide, l'ordre économique mondial, dominé par les États-Unis, a reposé sur un consensus libéral autour du libre-échange, des marchés ouverts et d'un système multilatéral fondé sur des règles, explique Sameer Sharma, économiste et analyste financier opérant aux États-Unis.

Ce cadre a permis à de nombreuses économies émergentes - notamment en Asie de l'Est - de s'industrialiser, de renforcer leurs marchés financiers et de réduire leur dépendance à l'aide extérieure. L'élément clé de cet ordre reste cependant le dollar américain qui se veut être un pilier des échanges internationaux, des réserves de change et de l'épargne globale.

Mais depuis une décennie, et plus encore depuis la prise de sanctions économiques contre la Russie ou l'Iran, un nouveau discours s'installe : celui d'une «dédollarisation» du système mondial. Aujourd'hui, la domination du dollar américain sur les échanges commerciaux est contestée. Le bloc économique BRICS, regroupant le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud, cherche à s'affranchir par le développement d'une monnaie alternative.

Une démarche loin de plaire au nouveau locataire de la Maison-Blanche qui vient d'imposer des sanctions économiques à la faveur d'une nouvelle politique tarifaire. Est-ce pour décourager toute tentative de nuire à l'hégémonie du dollar ? La question est posée alors même que certains spécialistes s'interrogent si cette stratégie va inverser cette tendance ou au contraire accélérer cette dynamique.

Ce processus, qui semble toutefois s'accélérer, reste néanmoins un sujet de réflexion. À y regarder de plus près, il s'agit moins d'un désaveu du dollar que d'un besoin de diversification, dicté par des motivations géopolitiques, les enjeux d'une nouvelle politique commerciale et tarifaire américaine et l'émergence de technologies alternatives de paiement.

Si le dollar n'a jamais été aussi contesté sur le plan rhétorique, il n'a jamais été dans le même temps aussi dominant dans les faits. Car aujourd'hui, plus de 80 % des transactions internationales impliquent le billet vert. Les États-Unis disposent du marché obligataire le plus important et le plus liquide au monde ainsi que d'une grande capacité à absorber des chocs financiers.

Comme l'explique Sameer Sharma, la réduction de la part du dollar dans certaines transactions commerciales ou portefeuilles d'investissement au cours des deux dernières décennies ne reflète pas un désintérêt pour la monnaie américaine, mais au contraire une diversification logique dans un monde où d'autres marchés sont devenus matures. «La montée des monnaies locales dans certains échanges bilatéraux, notamment en Asie, n'est donc pas une menace existentielle, mais un ajustement structurel», confie-t-il.

Pour autant, cette domination repose sur un contrat de confiance qui veut que les États-Unis jouissent d'une quasi-stabilité économique, juridique et politique. Or, ces dernières années, plusieurs signaux d'alarme sont venus éroder cette confiance, le plus marquant étant ce que les spécialistes appellent la «militarisation» du dollar. Les sanctions imposées à la Russie, visant à geler ses réserves en devises détenues à l'étranger et à exclure certaines banques du système SWIFT, ont envoyé un message clair : l'accès au dollar n'est plus seulement une condition technique des échanges globaux, mais une arme géopolitique, avance l'économiste Vinaye Ancharaz.

Pour les pays qui aspirent à une autonomie stratégique - Chine, Inde, Iran, voire certains pays africains - cette situation soulève un risque : celui de voir l'accès au dollar conditionné à des enjeux politiques. En réponse, plusieurs initiatives émergent : règlement en monnaies locales, plateformes alternatives de paiement et accords bilatéraux, entre autres. Toutefois, Sameer Sharma souligne que ces initiatives restent pour le moment fragmentées et surtout incapables de concurrencer l'ampleur du système dollar.

Aujourd'hui, le yuan chinois est souvent présenté comme un prétendant au dollar. Pékin a élargi les accords de swap avec plusieurs banques centrales, développé le CIPS (China Interbank Payment System) et encouragé l'internationalisation du renminbi. Mais la réalité est plus nuancée : les marchés chinois demeurent opaques, les risques politiques élevés, et la convertibilité du yuan reste limitée. À cet effet, l'analyste financier Sharma est catégorique : malgré les progrès, la Chine n'est pas perçue comme un acteur monétaire de confiance à l'échelle globale.

Quid de l'euro ? Il souffre de ses propres contradictions : fragmentation politique, absence d'union budgétaire et instabilité des institutions de l'Union européenne. D'autres alternatives, comme les crypto-monnaies ou les monnaies numériques de banque centrale (MNBC), sont encore loin d'avoir la taille ou la stabilité requise.

L'or, en revanche, retrouve un rôle central. L'accumulation de réserves d'or par plusieurs banques centrales - Chine, Russie, Inde, Turquie - illustre une stratégie de couverture face aux turbulences du dollar. Le métal jaune, sans offrir une solution pour les paiements internationaux, constitue un symbole de défiance croissante à l'égard du système dollar.

Face au dilemme de la diversification

Dans ce contexte, quel positionnement adopter pour un petit État insulaire comme Maurice ? L'analyse de Sameer Sharma est lucide : l'économie mauricienne est profondément dépendante du dollar, à travers ses réserves de change, ses importations libellées en devises fortes et sa structure de commerce extérieur.

Une révision de l'allocation stratégique des réserves s'impose. Actuellement trop marquée en dollar, la Banque de Maurice pourrait, de l'avis des experts, envisager une diversification prudente : une part plus importante en or, une légère ouverture vers le yuan ou un ajustement vers l'euro. Mais cette diversification reste contrainte : les marchés alternatifs sont peu liquides et les monnaies émergentes trop volatiles.

Sur le plan commercial, l'idée de régler les échanges bilatéraux en monnaies locales peut sembler séduisante, notamment avec des partenaires comme l'Inde, la Chine ou certains pays africains. Mais le problème est structurel : la roupie mauricienne n'a pas de valeur hors de ses frontières. Maurice affiche un déficit commercial chronique avec la plupart de ses partenaires. Dans un système bilatéral, ces pays se retrouveraient avec des excédents en roupies difficilement convertibles. À moins d'inverser cette dynamique, la dédollarisation du commerce mauricien reste illusoire.

Plus inquiétant encore est le climat politique et économique qui entoure cette transition. L'installation de Donald Trump à la Maison-Blanche est perçue comme un facteur déstabilisant. Son discours anti-globalisation, ses menaces sur les alliances économiques et son approche transactionnelle de la diplomatie économique pourraient affaiblir encore la perception du dollar comme une monnaie d'ancrage sûre.

Ce n'est donc pas la mort du dollar que le monde anticipe, insistent nos experts. Dans ce nouvel équilibre, les acteurs doivent s'adapter. Les États-Unis pourraient voir leur pouvoir de se financer à bas coût diminuer à long terme. Les pays émergents doivent bâtir une résilience face à la volatilité monétaire et les petites économies comme Maurice devront conjuguer prudence et innovation dans leur gestion des risques externes.

Le débat sur la dédollarisation est souvent trop binaire : pour ou contre le dollar, domination ou effondrement. La réalité est plus subtile. Comme le rappelle Sameer Sharma, «nous assistons à un rééquilibrage progressif, non à une rupture brutale. Il ne s'agit pas de renverser le système dollar, mais de bâtir des marges de manoeuvre».

Maurice, en tant qu'économie ouverte, doit éviter deux contraintes : la dépendance aveugle au dollar et l'illusion d'une dédollarisation possible dans un monde sans alternative crédible, soutiennent des observateurs. La voie médiane est celle d'une diversification pragmatique, combinant allocation dynamique des réserves, exploration de nouveaux canaux de paiement et surtout, une stratégie commerciale visant à réduire les déficits structurels.

La fin du dollar n'est pas pour demain. Mais son hégémonie appartient au passé. Et, dans ce monde où la monnaie est redevenue une arme, il faut plus que jamais savoir lire entre les lignes des bilans... et des rapports de force.

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