Tunisie: La justice italienne reporte l'examen de l'affaire de la mort, en 2021, d'un migrant tunisien dans un centre de rétention

TUNIS/Tunisie — La justice italienne a décidé, mercredi, de reporter au 10 septembre 2025 l'examen de l'affaire du décès du migrant tunisien Wissem Ben Abdellatif, mort en 2021 dans un centre de rétention pour migrants en Italie, a appris l'Agence TAP de sources concordantes, citant l'avocat de la famille, Francesco Romeo.

La famille du jeune homme, âgé de 26 ans au moment des faits, avait déposé une plainte après cette mort suspecte. Dans le cadre de cette affaire, une infirmière a été placée en détention provisoire et traduite en justice pour homicide involontaire dans l'exercice de ses fonctions et falsification d'un document public, lit-on dans une déclaration, publiée mardi dernier, et signée par plus de 80 organisations et associations tunisiennes, italiennes et internationales, dont le FTDES, l'Association des femmes démocrates, Avocats sans frontières, Terre pour tous, Sergio Piro, et la Fondation Franco et Franca Basaglia.

La déclaration, signée également par l'avocat Francesco Romeo et la famille du défunt, souligne que Wissem Ben Abdellatif est décédé après avoir été attaché arbitrairement pendant plus de 100 heures à un lit surnuméraire dans un couloir de l'hôpital San Camillo de Rome.

A l'audience de mercredi, à Rome, l'avocat de la défense a demandé l'inculpation directe de l'autorité sanitaire locale à Lazio, "Azienda Sanitaria Locale del Lazio", dont relève l'hôpital où le décès a eu lieu, en plus des charges déjà retenues contre l'infirmière (en détention) et un médecin (qui comparait en liberté), a indiqué le défenseur des droits des migrants Majdi Karbai.

Selon le texte de la déclaration, Wissem Ben Abdellatif a été d'abord détenu sur un bateau de quarantaine, puis transféré au centre de rétention de Ponte Galeria (Rome), avant d'être admis dans l'unité psychiatrique de l'hôpital Grassi à Ostie, puis au San Camillo à Rome, en raison de la dégradation de son état psychologique à cause des conditions de détention. Wissem Ben Abdellatif a été "attaché bras et jambes", aussi bien à Ponte Galeria qu'au San Camillo, et a "reçu un traitement pharmacologique lourd".

La famille du défunt, à qui il avait été annoncé au départ que le jeune homme était mort d'un arrêt cardiaque, a demandé une autopsie, affirmant que leur fils était "arrivé en Italie en bonne santé".

Le président du FTDES, Romdhane Ben Amor, a indiqué, dans une déclaration accordée à l'agence TAP, que Wissem Ben Abdellatif, a "subi des violations graves, dues surtout au manque de soins médicaux et de nourriture, à la peur du rapatriement forcé ainsi qu'aux violences subies lors de son transfert à l'hôpital, où il a été maintenu attaché pendant plus de 100 heures".

Il a ajouté que le cas de Wissem Ben Abdellatif n'est pas isolé, soulignant que des témoignages récurrents font état de morts suspectes et de suicides dans les centres de détention italiens.

Le président du FTDES a dénoncé le fait que ces centres soient gérés par le secteur privé et non par l'État italien, ce qui, a-t-il dit, entraîne de nombreuses violations : mauvaises conditions d'hébergement, manque de communication avec les familles ou les avocats, absence de soutien juridique, et recours à des médicaments sédatifs pour empêcher toute forme de contestation.

D'après lui, "les suicides ou décès suspects sont souvent une forme extrême de protestation contre des conditions de vie inhumaines" que subissent les migrants.

// Rapatriement forcé des migrants ...//

Dans une déclaration à l'agence TAP, le défenseur des droits des migrants, Majdi Karbai, a indiqué qu'un incident similaire (la mort de Wissem Ben Abdellatif) s'est reproduit une année plus tard, en 2022, avec la mort de Ezzedine Anani (44 ans), décédé dans un Centre de Permanence pour le Rapatriement (CPR). En 2025, le Tunisien Rabii Farhat a, également, trouvé la mort dans la prison où il a été transféré après avoir séjourné dans un CRP.

L'agence TAP a contacté les ministères des Affaires étrangères, de la Migration et des Tunisiens à l'étranger et de l'Intérieur pour de plus amples informations au sujet du procès de l'affaire de Wissem Ben Abdellatif et du dossier du rapatriement forcé des migrants tunisiens en Europe. Elle n'a pas, à ce jour, obtenu des données à ces sujets.

Selon le ministère italien de l'Intérieur, 470 Tunisiens ont été rapatriés d'Italie au cours du premier trimestre 2025 (1er janvier-31 mars 2025). Quelque 238 migrants irréguliers tunisiens sont arrivés en Italie durant la même période.

De même, les autorités italiennes ont rapatrié 1452 migrants durant le 1er semestre 2024 et 2006 migrants en 2023, selon les données publiées début avril par le Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux.

Dans le même contexte, une étude élaborée par le FTDS en collaboration avec l'organisation "Avocats sans Frontières" et l'association d'études juridiques sur l'immigration, publiée en 2022, a indiqué que la Tunisie a accueilli pas moins de 1922 migrants en 2020 et 1872 en 2021. D'après cette étude, la Tunisie reste la principale destination de rapatriement depuis l'Italie avec un taux de 73,5%.

Selon cette étude, l'un des premiers obstacles devant les Tunisiens tout au long du processus migratoire en Italie est souvent lié à l'absence d'informations claires : 89% des personnes interrogées et détenues dans un Centre de Permanence pour le Rapatriement (CPR) n'ont pas été informées des motifs de leur détention ; 80% ne se voient délivrer aucun document par les autorités italiennes lors de leur rapatriement ; 70% déclarent n'avoir pas reçu des informations sur la protection internationale.

L'étude mentionne de ce fait que "la difficulté d'accéder à l'information est devenue une pratique courante, et ce, pour empêcher les migrants de faire valoir leurs droits et ainsi accélérer les mesures de rapatriement, d'après la même étude.

Dans une déclaration, des associations et organisations italiennes à l'instar du "Comité Vérité et Justice pour Wissem", affirme que la mort de Wissem Ben Abdellatif témoigne de "l'urgence de désinstaller les Centres de permanence pour le rapatriement et de sanctionner les traitements inhumains infligés aux migrants".

// Accords et protocoles d'entente...//

Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) estime, dans une déclaration publiée, ces derniers jours, que le rapatriement forcé et massif de migrants tunisiens est "une atteinte grave à la dignité des Tunisiens". Pour le FTDES, c'est le résultat des politiques menées depuis des années et qui portent atteinte aux droits et la dignité des migrants tunisiens, et ce, sur la base d'accords et de protocoles d'entente "injustes qui ne respectent ni les lois ni les conventions internationales et régionales".

Le FTDES a indiqué avoir intenté, en 2018, en collaboration avec la société civile en Italie, un procès en justice (devant la Cour européenne des droits de l'homme) contre le gouvernement italien, au nom d'un groupe de migrants tunisiens en situation irrégulière. La Cour a statué le 30 mars 2023 en faveur de quatre d'entre eux, leur accordant une indemnisation "sur la base de leurs témoignages sur les conditions inhumaines qu'ils ont subies à Lampedusa et dans les centres de rétention".

Selon le FTDES, cette condamnation s'appuyait sur le texte de la Convention européenne des droits de l'homme, notamment l'article 3 relatif aux traitements inhumains ou dégradants et l'article 5 sur le droit à la liberté qui dispose que "Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude" et "Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire".

Et d'ajouter : "depuis les années 1990, l'Union européenne s'efforce de mettre en place un système de refoulement en externalisant la gestion des migrations, et en confiant ces tâches à des pays du voisinage ou de transit", soulignant que les accords dits de "réadmission" constituent une partie essentielle de la stratégie européenne, qui "permet à l'Europe de renvoyer les migrants excédentaires vers les pays d'origine ou de transit".

En mars, la Commission européenne, sous pression de plusieurs États membres, a annoncé plusieurs mesures pour accélérer les expulsions de migrants en situation irrégulière sur le vieux continent. L'Union européenne veut notamment offrir un cadre légal à la création de "hubs de retour" en dehors de ses frontières, selon la presse internationale.

En août 1998, la Tunisie avait signé avec l'Italie un accord sur la migration clandestine. Cet accord, entré en vigueur le 23 septembre 1999, portait le nom d'"Échanges de notes entre l'Italie et la Tunisie concernant l'entrée et la réadmission des personnes en situation irrégulière". Il prévoyait une aide technique et financière de la part de l'Italie visant à supporter les efforts tunisiens en matière de lutte contre l'immigration "irrégulière", ainsi que le financement pour la création, sur le territoire tunisien, de centres de rétention en échange de quotas annuels d'entrées régulières en Italie pour des travailleurs tunisiens, lit-on dans un rapport de EuroMed Rights, publié en avril 2021.

En décembre 2003, un autre accord en matière de coopération policière prévoyant l'assistance technique de l'Italie dans la formation au contrôle des frontières maritimes des forces de police tunisiennes a été signé par les ministres de l'Intérieur des deux pays, suivi d'un autre accord le 27 janvier 2009 entre les ministres de l'Intérieur tunisien et italien, permettant le retour progressif par groupes de migrants tunisiens en situation irrégulière, ainsi que la réadmission de migrants de pays tiers ayant transité par la Tunisie. De son côté, l'Italie acceptait de financer la création de centres de rétention en Tunisie, selon la même source.

Un accord signé entre la partie italienne et tunisienne, en avril 2011, quelques mois après la révolution tunisienne, engage la Tunisie "à renforcer le contrôle de ses frontières dans le but d'éviter de nouveaux départs de clandestins, à l'aide des moyens logistiques mis à sa disposition par les autorités italiennes. En outre, la Tunisie s'engageait à accepter le retour immédiat des Tunisiens arrivés irrégulièrement en Italie après la date de conclusion de l'accord".

Après cet accord, les vols de rapatriement forcé reprirent et les accords ont souvent été tenus secrets, comme ce fut le cas en 2017 et 2021, selon le FTDES.

Le 16 juillet 2023, la Tunisie a signé un mémorandum d'entente sur un partenariat global avec l'Union européenne. La migration et la mobilité ont été incluses parmi ses principaux axes. L'accent a été mis sur la "volonté de développer une approche globale en matière de migration".

Les deux parties ont convenu de "soutenir le retour des Tunisiens en situation irrégulière depuis les pays de l'Union européenne et leur réadmission, conformément au droit international et dans le respect de leur dignité et de leurs droits acquis".

//Des demandes et des appels... //

Des organisations et associations actives et engagées sur les questions migratoires ont appelé à prendre des "mesures diplomatiques nécessaires" et à "ouvrir des canaux de dialogue avec les pays européens concernés", afin de protéger les droits des Tunisiens à l'étranger, conformément aux lois et conventions internationales garantissant le droit à la libre circulation. La question ne concerne pas uniquement les migrants en situation irrégulière, mais également ceux dont la situation est en cours de régularisation.

La Ligue tunisienne de défense des droits de l'Homme (LTDH) a, dans une déclaration publiée jeudi dernier, exhorté les autorités à fournir un soutien juridique et judiciaire aux migrants tunisiens menacés de rapatriement forcé, et à revoir les accords bilatéraux et multilatéraux signés par l'État tunisien, dans le respect de la souveraineté nationale, de la Constitution, et des principes du droit international humanitaire, qui garantissent le droit à la mobilité et le libre choix du lieu de résidence.

La Ligue a également appelé les pays européens à respecter les droits humains, les conventions et traités internationaux, ainsi que la dignité humaine, et à mettre fin aux traitements inhumains, illégaux et racistes des migrants. Elle a affirmé que la défense de la dignité humaine et la protection contre toutes formes d'agression et de discrimination relèvent non seulement d'une responsabilité légale, mais aussi d'un devoir moral et humain.

De son côté, le FTDES a mis en garde, dans une autre déclaration, contre les dangers que fait peser le pacte européen sur la migration et l'asile sur les migrants tunisiens dans l'espace Schengen. Le FTDES estime que ce pacte légitime les violations subies par les migrants, y compris les expulsions collectives, et vise à isoler, marginaliser, criminaliser et exclure les personnes jugées indésirables, tout en restreignant les droits à la mobilité et à l'asile en Europe.

Yosr-HC-NK

Papier traduit vers le français par Yosr Belkhiria, Hanène Chaabane et Najla Kalai

Papier rédigé en arabe par Leïla Ben Brahim

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