Longtemps absentes d'un milieu hip-hop tunisien connu pour être masculin et souvent machiste, les femmes n'y ont véritablement fait leur apparition qu'après la révolution de 2011 qui a renversé Zine el-Abidine Ben Ali. Aujourd'hui, plusieurs voix féminines engagées ont émergé sur la scène du rap.
Jyhene Kebsi, universitaire spécialisée dans les études de genre, a publié une recherche sur la façon dont leurs paroles mettent en évidence les multiples inégalités que les femmes en Tunisie - et dans le monde - doivent surmonter.
Comment les rappeurs tunisiens abordent-ils la question des femmes dans leurs chansons et leurs clips ?
La représentation des femmes dans le rap masculin tunisien est complexe, mais une tendance se dégage. En effet, bien que certains hommes aient soutenu leurs collègues femmes et collaboré avec elles sur des chansons, ils réduisent souvent les femmes à deux catégories: les « vertueuses » et les « dévergondées », les « saintes » et les « putes ».
Cela se manifeste notamment par l'usage de propos vulgaires destinés à rabaisser les femmes dites « déchues ». Les allusions sexuelles servent souvent à humilier celles qui, aux yeux des rappeurs, transgressent les normes patriarcales en incarnant des figures jugées « faciles » ou « immorales ».
Ce contraste est d'autant plus saisissant que les mêmes artistes expriment une profonde affection et une forme de vénération envers leurs mères et leurs soeurs. Contrairement au rap occidental, la figure maternelle est centrale dans le rap tunisien. Ce caractère sacré de la mère dans la culture musulmane tunisienne se manifeste dans des chansons pleines de gratitude envers celles qui les ont mis au monde.
Mais le recours à cette dichotomie entre femmes « respectables » et « indignes » renforce une masculinité toxique, en perpétuant des stéréotypes de genre nuisibles et en justifiant une forme de contrôle sur les corps féminins.
Cela dit, il est très important de souligner que le sexisme ne se limite pas à la scène rap arabe. Comme je l'explique dans mon article, de nombreux rappeurs occidentaux réduisent les femmes à l'état d'objet avec des représentations dégradantes.
Qui sont les quatre rappeuses dont vous parlez ?
Les quatre rappeuses tunisiennes que j'ai étudiées sont Sabrina, Medusa, Queen Nesrine et Tuny Girl.
Contrairement à l'idée répandue selon laquelle Medusa serait la première femme à avoir fait du rap en Tunisie, c'est en réalité Sabrina qui a ouvert la voie dès 2007. Les autres artistes ont rejoint la scène après 2011.
Medusa, aujourd'hui la plus connue à l'international, a vu sa carrière propulsée après avoir émigré en France. Bien que Tuny Girl et Queen Nesrine n'aient pas acquis la notoriété de Medusa ou de Sabrina, elles ont publié des chansons féministes très engagées qui dénoncent le statu quo dans la Tunisie post-révolutionnaire.
Ces artistes se sont principalement appuyées sur les médias numériques pour partager leurs chansons avec le public par le biais de plateformes sociales telles que YouTube et Facebook. Mais elles se heurtent à des résistances, tout simplement parce qu'elles sont des femmes dans un univers encore perçu comme exclusivement masculin.
Les attitudes à l'égard des rappeuses ont évolué grâce au succès progressif des femmes qui ont réussi à attirer un plus grand nombre de fans. Le point commun de ces quatre artistes : un rejet clair du sexisme.
Mieux, tout en étant conscientes des pressions patriarcales, elles ont une conscience aiguë des multiples oppressions qui maintiennent les femmes dans une position inférieure à celle des hommes.
Ceci est évident dans leurs chansons, qui reflètent une forte conscience de l'intersectionnalité.
Qu'est-ce que l'intersectionnalité ?
La féministe noire américaine Kimberle Crenshaw a inventé le terme « intersectionnalité » en 1989 pour décrire la double discrimination du sexisme et du racisme à laquelle sont confrontées les femmes noires. Elle a donc utilisé ce terme pour parler des multiples formes d'inégalité qui se combinent entre elles et créent des obstacles interdépendants qui façonnent les expériences de discrimination des femmes noires.
L'intersectionnalité met en évidence les expériences de multiples formes de discrimination lorsque ces catégories d'identité sociale interagissent et se façonnent les unes les autres.
La compréhension de l'intersectionnalité apparaît dans une chanson comme Hold On, où Medusa parle d'analphabétisme, de lutte politique et de maternité :
Je regarde la misère flottante / L'analphabétisme s'est répandu et nous a fait passer d'un extrême à l'autre / Où est la liberté pour laquelle les activistes ont lutté ? / Je suis la Tunisienne libre qui a exposé sa poitrine aux balles. Je suis la mère, la mère du martyr qui n'a pas eu sa revanche.
Ou encore, dans sa chanson Arahdli, Sabrina évoque toute une série de maux sociaux :
Laisse-moi tranquille / La police t'attrape et te fait du mal / Ne crois pas l'État corrompu / Le chômage et la pauvreté ne te rendront pas heureux.
J'ai trouvé que ce que Medusa, Sabrina, Queen Nesrine et Tuny Girl ont en commun, c'est leur rejet, comme le dit Crenshaw, du « cadre à axe unique ». Le récit unilatéral qui réduit les problèmes des femmes à ceux des hommes et du patriarcat.
Au lieu de cela, ces artistes mettent en évidence les conséquences néfastes - pour les femmes - de l'intersection des inégalités de genre, de la corruption politique, des lois injustes, des politiques locales inefficaces, de l'effondrement de l'économie tunisienne et de la position faible du pays dans le paysage géopolitique mondial.
Leurs chansons se rejoignent dans la reconnaissance que la vie des femmes tunisiennes est façonnée par toutes ces structures de pouvoir qui se chevauchent, les exposant à la marginalisation et à la discrimination.
Ainsi, leurs chansons identifient des barrières structurelles cachées et interdépendantes à leur liberté. La misogynie n'est qu'un élément qui doit être pris en compte avec d'autres problèmes locaux et mondiaux lorsque nous discutons de la politique de genre en Tunisie.
Quelles autres nouvelles tendances les rappeuses introduisent-elles ?
Les femmes sont à la pointe de l'innovation dans le rap tunisien. Prenez Lully Snake. C'est une rappeuse tuniso-algérienne basée en Tunisie. Cette artiste de 24 ans était auparavant breakdancer. Sa passion pour la culture hip-hop et son amour pour des artistes américains comme Tupac, Kool G Rap, Queen Latifah et Foxy Brown l'ont amenée à commencer à rapper.
Comme toutes les rappeuses tunisiennes, elle considère que son entrée dans le rap a été un parcours long et difficile. Débutant en 2019, sa première chanson n'est sortie qu'en 2024.
Lully Snake a d'abord mis en ligne sa première chanson Zabatna Kida sur Instagram. Sa particularité réside dans sa combinaison de rap et de mahraganat, une musique de rue égyptienne apparue dans les ghettos du Caire. Son succès l'a encouragée à continuer à rapper en tunisien et en égyptien, ainsi que dans d'autres langues occidentales et dialectes maghrébins.
L'expérimentation de Lully Snake prouve que les rappeuses innovent tout en diffusant des messages qui renforcent l'autonomie des femmes. Cela a fini par enrichir le rap tunisien.
Jyhene Kebsi, Director of Learning & Teaching (Gender Studies), Macquarie University