TUNIS — En lice pour le Tanit d'or de la 36e édition des Journées cinématographiques de Carthage (JCC), le documentaire Notre Semence du cinéaste tunisien Anis Lassoued s'impose comme une traversée humaine au cœur d'une génération née dans l'espoir de la révolution et parvenue à l'âge des doutes.
Coécrit avec Chema Ben Chaabane, ce film de 80 minutes, produit par Lumières Films, coproduit par Al Jazeera Documentary et soutenu par le ministère des Affaires culturelles, a été tourné en 2019, dix ans après la révolution, dans une Tunisie marquée par l'incertitude politique et sociale, à la veille d'une élection présidentielle décisive.
La caméra de Lassoued s'attarde sur deux familles tunisiennes que tout semble opposer, mais que relie une même inquiétude pour l'avenir de leurs enfants. D'un côté, une famille de la classe moyenne, avec un père ingénieur agronome et son fils Skander, élève de l'enseignement français, évoluant dans un univers culturel ouvert sur l'étranger. De l'autre, une famille modeste de la cité Chaker, où Mohamed, maçon, tente de maintenir ses fils Yassine et Mahmoud sur les bancs de l'école publique ou de la formation professionnelle, malgré des conditions matérielles difficiles.
Suivez-nous sur WhatsApp | LinkedIn pour les derniers titres
Le film en fait une phrase de clôture, inscrite au générique de fin, comme un dernier écho aux trajectoires suivies. Mahmoud, Yassine, Mariem, Sarra et Skander avancent chacun à leur manière, dispersés comme les fragments d'un pays en quête d'équilibre.
Mahmoud enchaîne les petits boulots, tout en nourrissant, au fond de lui, le rêve persistant du départ. Pour Yassine, déscolarisé, l'horizon de la mer demeure la seule issue imaginable. Mariem s'accroche à son concours de la douane et à la perspective d'un mariage prochain.
Sarra, elle, a quitté la Tunisie pour Strasbourg (France) afin de poursuivre ses études supérieures, tandis que Skander la rejoint après l'obtention de son baccalauréat pour entamer des études de cinéma, porteuses d'espoir et de liberté.
À travers ces trajectoires croisées, Notre Semence donne un visage à une jeunesse tunisienne désorientée. Les adolescents parlent de leur ennui, de leurs peurs, de leur colère sourde face à la corruption, au manque de respect et à l'effritement des promesses sociales. Tous, ou presque, partagent le même rêve : partir. Quitter un pays qu'ils disent aimer, mais dans lequel ils ne se projettent plus.
Fidèle à une écriture documentaire fondée sur la confession et l'écoute, Anis Lassoued privilégie les plans rapprochés et les échanges directs. Les espaces fermés -- appartements, salles de classe, bureaux -- alternent avec les lieux ouverts, notamment l'avenue Habib Bourguiba, théâtre de la révolution et aujourd'hui espace de mémoire et de désillusion. Une promenade filmée sur cette artère emblématique, accompagnée d'une chanson de Sabry Mosbah, cristallise le tiraillement d'une jeunesse partagée entre appartenance et exil.
Le film pose également un regard critique sur l'état du système éducatif. Baisse du niveau scolaire, inégalités sociales croissantes et abandon scolaire y sont abordés sans détour. L'école, autrefois perçue comme un ascenseur social, apparaît impuissante face à la précarité, accentuant le sentiment d'échec et l'anxiété chez les élèves comme chez les parents.
Certaines séquences mettent en lumière le dilemme parental : comment protéger ses enfants, les maintenir sur "le droit chemin" des études et de la persévérance, alors que les repères vacillent et que les tentations -- radicalisation, économie informelle, mirage de l'Europe -- se multiplient ? Le film capte cette impuissance avec pudeur, sans jugement, laissant les silences dire ce que les mots peinent à formuler.
En élargissant son regard de l'enfance à l'adolescence, Anis Lassoued signe un documentaire sobre et engagé, qui fait primer l'humain sur le discours. Notre Semence dresse ainsi le portrait d'une génération post-révolution profondément éprouvée, mais encore habitée par une quête de dignité et de liberté.
Présenté en première mondiale aux JCC 2025 (13-20 décembre), le film confirme la place singulière d'Anis Lassoued dans le paysage du cinéma tunisien contemporain, avec une oeuvre qui interroge, avec délicatesse et lucidité, l'avenir d'un pays à travers les rêves fragiles de sa jeunesse.