Sénégal: Mame Less Camara - « Aujourd'hui, il n'y a plus un pôle politique dominant dans le pays»

Assemblée nationale du Sénégal
29 Juin 2012
interview

Le champ politique sénégalais est en pleine mutation. Au sortir d'une deuxième alternance (25 mars 2012) marquée par la défaite d'Abdoulaye Wade et du Parti démocratique sénégalais (Pds), une recomposition s'opère avec des alliances, coalitions et partis qui naissent de partout. Un contexte assez fragmenté qui nécessite l'éclairage de l'analyste politique Mame Less Camara, journaliste et enseignant au Centre d'études des sciences et techniques de l'information (CESTI) de L'Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD). Un des "dinosaures" de la presse sénégalaise, M. Camara est considéré comme l'un des grands témoins des principaux temps forts de la vie politique sénégalaise. Entretien…

Compte tenu de votre expérience en tant qu'analyste politique, pensez-vous que ces élections législatives sont plus un moyen pour conforter les résultats de la dernière présidentielle et enfoncer la famille libérale ?

Oui, certains l'espèrent mais aujourd'hui, la famille libérale ne s'est pas mise dans une seule structure. Elle est partiellement au pouvoir avec Macky Sall et Idrissa Seck, l'un de ses principaux alliés. Elle est dans l'opposition avec Bokk Guis-Guis et le Pds. Cela lui permet d'espérer échapper à un sort auquel l'aurait mené un regroupement unique qui, s'il perd le pouvoir comme le Parti Socialiste (Ps) en 2000 s'en va, se disloquant au fil du temps.

Ce qui est remarquable, c'est l'extraordinaire résistance du pôle libéral qui a réussi, au moins, à inspirer les trois grandes coalitions en lice pour les législatives. Bennoo Bokk Yakaar, à la tête de laquelle se trouve objectivement le président Macky Sall, le Pds qui est le parti d'origine et puis Bokk Guis-Guis qui est une dissidence du Parti démocratique sénégalais. A part ces trois grandes coalitions, les autres, notamment les socialistes, les communistes et autres sont obligés de s'aligner dans une de ces agrégations avec évidemment une préférence pour le parti présidentiel.

Comment analysez-vous les deux nouvelles donnes de ces élections avec l'entrée en vigueur de la parité absolue homme-femme sur les listes et le fort engagement de religieux?

Je pense que c'est Wade qui a voulu se faire percevoir comme le président des femmes. Il a pensé qu'en imposant une parité totale, il pourrait bénéficier de cet investissement électoral avec une surreprésentation, donc une sur-mobilisation des femmes et ainsi bénéficier du vote de reconnaissance des femmes.

Pour les religieux, on les voyait venir depuis quelques élections. On commençait à percevoir ce sentiment, un peu d'impatience, des religieux qui étaient confinés dans un rôle de faiseurs de roi sans avoir, eux-mêmes, la possibilité, pour des raisons historiques, d'être candidat et de pouvoir prétendre à la présidence de la République. On a vu que dans les législations précédentes, ils avaient des postes de députés, d'ambassadeurs, de responsables politiques dans les partis. Ils commençaient à mettre en route, ce qu'on a appelé en Europe, une sorte de sécularisation, c'est-à-dire un processus de « laïcisation » des instances politiques et religieuses.

Par la suite on a vu qu'ils sont venus de partout, non seulement des familles confrériques qui sont les donneurs de consignes de vote tacite ou explicite mais ils sont aussi issus des écoles religieuses. On a vu des prêcheurs radiophoniques venir vers les listes, ou des courants musulmans qui ne sont pas affiliés à des confréries se poser comme candidat. C'est le cas notamment du Mouvement de la réforme pour le développement social (Mrds), dirigé par Imam Mbaye Niang, qui a été député dans l'Assemblée nationale sortante.

Évidemment, on peut avoir des craintes parce que la religion n'est pas démocratique. Elle est hiérarchique, chez nous. Mais le côté positif de la chose, c'est qu'on peut penser que les religieux, confrontés à la politique, vont se rendre compte que les mécanismes d'adhésion ne sont pas les mêmes. S'ils reçoivent une bonne sanction en politique, cela leur fera faire la part des choses entre ce qui est religieux et ce qui est laïc.

24 listes en course. Est-ce un signe du dynamisme de la démocratie sénégalaise ou bien une désorganisation de plus dans le champ politique ?

Je ne pense pas que ce soit ni l'un ni l'autre. Nous sommes à un moment où des éléments qui, traditionnellement, étaient constitutifs des partis politiques se sont extraits des formations et posés en entités politiques autonomes. Aujourd'hui, on voit un syndicat de chauffeurs qui s'allie avec des commerçants alors que dans les partis, il y avait des chauffeurs qui militaient espérant que l'instance allait prendre en charge leurs préoccupations. Actuellement, toutes ces entités commencent à penser qu'ils ont un destin possible.

Après la dernière élection présidentielle et le début de la recomposition politique, il n'y a plus, un pôle dominant. Or, depuis les années 50 avec la SFIO de Lamine Guèye puis le BMS de Senghor, puis l'UPS, le PS de Senghor, le PDS de Abdoulaye Wade, ce qui est constant, le facteur d'ordre, c'est qu'à chaque époque historique du Sénégal, il y a eu un parti dominant. Avec l'élection de Macky Sall, son parti qui est l'APR n'est pas assez fort pour se constituer en parti dominant. Donc toujours obligé de négocier avec ses alliés et cela libère les forces qui étaient tellement sûres de leur capacité politique à vaincre tout seul ou avoir des élus, puisqu'on parle de législatives.

Au terme de ces législatives, est ce qu'on peut s'attendre à une recomposition de l'attelage gouvernemental ?

Nécessairement ! Si un groupe comme l'AFP de Moustapha Niasse ou le PS de Ousmane Tanor Dieng, compte un nombre de députés suffisants pour constituer un poids politique, donc un élément de négociation, il est sûr que la perception que l'on va avoir du Parti socialiste au sein de Bennoo Bokk Yakaar va changer.

Le PS va pouvoir prétendre à plus que ce qu'il a actuellement dans le gouvernement et même s'il ne prétend pas à autre chose, je crois qu'il serait de bonne mesure de la part de Macky Sall de redistribuer les billes à ses alliés en fonction des réalisations faites par chacun et surtout en fonction de la capacité de nuisance de certains alliés qui, s'ils sont forts à l'Assemblée nationale pourraient perturber quelques positions de la coalition au pouvoir.

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