On voit les pales tourner, puis, l'on entend ce bourdonnement si particulier de l'envol du drone. Si l'intelligence artificielle devait avoir un son, ce serait bien celui-ci. D'un coup, s'envole vers le ciel une puissance phénoménale de calcul. En quelques fractions de seconde, elle génère quantité de données que même plusieurs ingénieurs, après des mois sur le terrain, ne peuvent livrer avec autant de précision. Ce bruit, à l'avenir, il faudra sans doute s'y habituer dans les campagnes tunisiennes.
" Nous avons entamé la quatrième révolution en Afrique, et ça commence ici, en Tunisie ". Télécommande à la main, casquette, combinaison et lunettes d'aviateur, Ridha Gabsi, docteur en climatologie et physique de l'environnement, dirige son drone au-dessus des champs expérimentaux du Centre technique de pomme de terre et d'artichaut (CTPA) à Jdeida, en périphérie de Tunis.
La quatrième révolution, dite 4.0, intègre dans l'économie des objets numériques et technologiques qui s'appuient, entre autres, sur l'intelligence artificielle.
Ici, c'est l'utilisation de drones dans le secteur agricole qui permettra, dans un futur proche, d'optimiser considérablement le travail des agriculteurs tunisiens. " Cet outil est fascinant ! grâce à lui, on estime un gain en productivité jour/homme de 80% ! ", s'exclame Ridha qui poursuit : " cela va permettre aux agriculteurs de prendre des décisions fiables et pertinentes pour mieux gérer leur terre ".
Aujourd'hui, grâce à une caméra dotée de la technologie " RGB ", le drone relève les niveaux d'azote émanant du champ de pommes de terre qu'il survole. Les données récoltées seront analysées puis interprétées. Ensuite, en concertation avec l'agriculteur, la décision sera prise de donner un coup de pouce à un ou plusieurs secteurs de la parcelle en disséminant les doses d'azote supplémentaires nécessaires à la photosynthèse des cultures et, donc, à leur croissance.
Ainsi, grâce au drone, une cartographie très précise des zones déficitaires en engrais permettra d'épandre l'additif avec une précision de quelques centimètres. En conséquence, l'agriculteur dopera son rendement et économisera quantités d'azote en ne ciblant que les zones déficitaires. Au final, l'augmentation du rendement de cette culture de pomme de terre est estimée entre 5 et 10%. Pour le directeur-adjoint du CTPA, Adel Saied, " ce nouvel outil est la promesse d'un grand avenir pour les cultures maraîchères. Nous sommes prêts à approfondir leur utilisation pour davantage innover en matière de supervision des cultures. "
Comme l'était le tracteur par le passé, ce nouvel " engin agricole " de précision est la nouvelle arme de l'agriculture moderne. Infinies sont les possibilités qu'il est en mesure d'offrir. S'il aide considérablement l'agriculteur, le drone jouera aussi un rôle essentiel dans la préservation de l'environnement. Les exploitants pourront, par exemple, doser avec une précision chirurgicale les traitements phytosanitaires qui leur permettront de préserver leurs cultures des différentes maladies.
Considérer la protection de l'environnement dans l'agriculture n'est désormais plus une option. C'est une responsabilité que les tunisiens, et plus largement les africains, prennent à bras-le-corps tant le continent est exposé au réchauffement climatique. En effet, les épisodes de sécheresse se multiplient depuis plusieurs années. L'optimisation de l'eau est donc un enjeu vital. Grâce à la reconnaissance d'image, l'algorithme qui commande le drone est aussi capable de topographier le terrain et de modéliser le réseau d'irrigation qui l'alimente. Il définit ensuite les options qui permettent d'équilibrer la répartition de l'eau, grâce, par exemple, à des sillons qui en optimiseront la vitesse d'écoulement. Conséquence, la consommation de la ressource est strictement réduite à l'essentiel. Là aussi, un minimum de 10 à 15% d'économie en eau est estimé. L'agriculteur s'offre ainsi le pouvoir de maîtriser le rendement de sa culture, qu'il décorrèle de la pluviométrie, pour en renforcer la résilience aux épisodes de sécheresse.
Illimitées, sont donc les possibilités d'application des drones et d'exploitation des données qu'ils collectent. Et cela, la Banque africaine de développement l'a bien compris. C'est pourquoi, en partenariat avec le gouvernement tunisien et le fonds économique Corée-Afrique (KOAFEC), un programme expérimental d'utilisation des drones agricoles a été lancé en 2018, dans une région où la polyculture domine.
A l'heure de l'agriculture 2.0
Nous sommes à Sidi Bouzid, à 250 km au sud-ouest de Tunis. Là-bas, a été lancé depuis trois années, le programme pilote d'utilisation des drones dans le secteur agricole. Ainsi, 42 opérateurs de drones tunisiens ont été formés grâce à un don de 1 million de dollars américains du KOAFEC qui a soutenu le transfert de cette technologie propre à l'agence sud-coréenne Busan Techno Park. " Parmi les stagiaires, il y a des étudiants, des chercheurs, des agriculteurs, etc., les enjeux pour notre jeunesse sont immenses ", confie Chokri Chabchoub, responsable du programme des drones qui a également en charge la direction générale de la Société nationale de protection des végétaux (SONAPROV).
Après plusieurs mois de théorie et de pratique, le programme a mis sur pied une véritable escouade prête à survoler les terres pour aider les agriculteurs à reprendre le contrôle de leur production.
Pour le Docteur Khaoula Abrougui, enseignante-chercheure en machinisme agricole et agriculture de précision, tout récemment diplômée en pilotage de drones agricoles, " l'ambition est d'augmenter les revenus de l'agriculteur tunisien tout en contribuant à la sécurité alimentaire, en s'adaptant au changement climatique et en minimisant les émissions de gaz à effets de serre. Je souhaite aussi partager ces résultats avec mes étudiants et pourquoi pas créer de nouvelles vocations ! ", lance la jeune enseignante.
Répliquer cette expérience à l'ensemble du continent est une ambition partagée par tous. " A court terme, je souhaiterais créer un centre panafricain de drones pour former nos frères africains. Nous voulons faire en sorte qu'ils puissent piloter des drones, acquérir les données et les interpréter pour prendre les décisions les plus optimales ", explique Chokri Chabchoub. Avant d'ajouter : " il faut regarder plus loin et mettre sur pied une brigade de drones capables de détecter les feux de forêt et les invasions de criquets. Ce sont ces deux fléaux qui menacent l'agriculture du pays et du continent ".
Portée par une génération qui innove la Tunisie, grâce à ce projet " trait d'union " entre l'Afrique et l'Asie, est en passe de devenir l'un pays des pivots de la prochaine révolution agricole.