Si, par le passé, Tokyo cherchait à obtenir des votes à l'ONU, ses besoins sont aujourd'hui beaucoup plus urgents, notamment en métaux rares et autres matières premières.
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Le jour de l'assassinat de Shinzo Abe au début du mois de juillet, Akinwumi Adesina, le président de la Banque africaine de développement, a pleuré la mort du Premier ministre japonais qui a le plus longtemps exercé ces fonctions, le qualifiant de " grand ami de l'Afrique ".
" Il a mené la Ticad [Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l'Afrique] vers un partenariat Japon-Afrique fort ", a déclaré M. Adesina dans un message de condoléances posté sur les réseaux sociaux, faisant référence à la conférence sur l'investissement organisée tous les trois ans autour du développement de l'Afrique.
Shinzo Abe s'est distingué parmi une longue série de Premiers ministres japonais qui se sont succédé sans manifester de véritable intérêt pour l'Afrique. Revenu à ses fonctions de Premier ministre pour un second mandat en 2012, il a redéfini la politique du Japon à l'égard de l'Afrique, afin de démontrer que le Japon demeure un acteur important, malgré la présence écrasante de la Chine en termes de main-d'œuvre et de capacités de financement.
Pour ce faire, M. Abe a restructuré la Ticad pour que cette conférence se concentre davantage sur attirer des capitaux du secteur privé, à la suite de la contraction de l'aide publique au développement du Japon. En promettant une augmentation des investissements des entreprises, le Japon a voulu se repositionner comme un partenaire commercial de l'Afrique, non plus comme un simple donateur, selon Keiichi Shirato, ex-journaliste et expert de l'Afrique à l'université Ritsumeikan.
Shinzo Abe a également apporté sa vision d'un " Indo-Pacifique libre et ouvert " sur le continent, s'employant à marquer la différence entre Tokyo et Pékin en faisant valoir l'État de droit, les droits de l'homme, la liberté et la démocratie. " Au lieu d'avoir une politique étrangère pour l'Afrique séparée, l'ancien Premier ministre Abe a appliqué en Afrique les mêmes principes que ceux promus dans l'Indo-Pacifique et en Asie ", explique M. Shirato.
Mais, à l'occasion de la huitième édition de la Ticad qui se tient en Tunisie ce week-end, le bilan des investissements du Japon en Afrique est à nouveau examiné de près. Tokyo, qui, au départ, s'intéressait à l'Afrique pour obtenir des voix aux Nations unies, a aujourd'hui un besoin nettement plus pressant de s'engager sur le continent, compte tenu de la chasse mondiale aux métaux rares et autres matières premières.
Les chefs d'entreprises japonais, qui font face à la population en baisse dans leur pays, sont également attirés par le potentiel d'expansion de l'une des régions à la croissance la plus rapide au monde.
Quelques entreprises, dont Toyota Tsusho, qui compte 22 000 employés en Afrique, ont réussi, car conjuguant croissance organique et acquisitions offensives d'entreprises locales. Grâce à l'accélération des ventes de véhicules, le chiffre d'affaires de la branche Toyota Africa a franchi la barre des 1 000 milliards de yens (7,5 milliards de dollars) au cours de sa dernière année fiscale - une première pour une entreprise japonaise.
Shinzo Abe portait la vision d'un " Indo-Pacifique libre et ouvert " sur le continent, s'employant à marquer la différence entre Tokyo de Pékin en prônant l'État de droit, les droits de l'homme, la liberté et la démocratie.
" En Afrique, on compte environ 20 ou 30 véhicules pour 1 000 habitants, contre une moyenne de 500 à 600 dans les pays développés ", détaille Toshimitsu Imai, vice-président exécutif chez Toyota Tsusho. " Même si ce chiffre passe à 100, cela représente cinq fois le nombre de véhicules actuels, un tel potentiel de croissance n'existe nulle part ailleurs dans le monde. "
Pour de nombreuses autres entreprises japonaises, cependant, l'Afrique demeure un marché difficile et étranger. L'héritage que laisse M. Abe s'avère donc mitigé, s'agissant de ses promesses répétées de porter les investissements des entreprises japonaises à 20 milliards de dollars sur trois ans.
Selon le ministère japonais des Finances, les investissements directs étrangers (IDE) du Japon en Afrique ont chuté à 5,8 milliards de dollars l'année dernière, contre 12 milliards de dollars enregistrés à la fin 2013. Ce, alors même que les flux d'IDE vers l'Afrique ont atteint le chiffre record de 83 milliards de dollars en 2021. Parmi les 10 principaux investisseurs sur le continent, le Royaume-Uni représentait 65 milliards de dollars d'actifs étrangers en Afrique, tandis que les États-Unis affichaient 48 milliards de dollars d'IDE et la Chine 43 milliards de dollars, selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement.
" Il n'y a que 8 000 Japonais environ en Afrique, alors que l'on estime à 1 million le nombre de ressortissants chinois -- l'échelle... est bien trop différente ", souligne Ryuichi Kato, vice-président de l'Agence japonaise de coopération internationale (JICA), qui finance le développement international. " Le Japon est également plutôt un nouveau venu, tandis que la Chine a une plus longue histoire en Afrique. "
Après trois décennies, la Ticad, qui a attiré jusqu'à 11 000 participants ces dernières années outre des délégations de hauts dirigeants japonais, s'efforce également de se réinventer. Le Premier ministre Fumio Kishida, dont la participation à la conférence sera virtuelle car il a été testé positif au Covid-19, entend renforcer la promesse d'investissement du Japon en mettant l'accent sur les start-ups et les technologies vertes. Compte tenu du format hybride - en présentiel et en ligne - dû au Covid, le nombre de participants sur place pourrait être revu à la baisse.
D'aucuns jugent que le Japon devrait dépasser ses ambitions irréalistes en matière d'investissements du secteur privé et se concentrer davantage sur ce qu'il peut réellement concrétiser pour promouvoir le développement de l'Afrique.
Pour M. Kato, cela signifie revenir aux sources de la Ticad, c'est-à-dire encourager une croissance autosuffisante dans les pays africains et des partenariats à long terme dans des projets d'infrastructures durables - routes et systèmes d'approvisionnement en eau, ainsi que chaînes d'approvisionnement alimentaire et énergie verte.
Ces efforts s'avèreront d'autant plus importants au vu de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, qui fait flamber les prix des denrées alimentaires, de l'énergie et d'autres biens de consommation courante, exerçant une pression supplémentaire sur les économies déjà fragiles en Afrique.
Pour le Premier ministre Kishida, le succès de la Ticad se mesurera également à sa capacité à convaincre les gouvernements africains de d'exprimer, de façon commune, une condamnation à l'encontre de Moscou. Jusqu'à présent, la réponse des nations africaines a été mitigée, 17 des 54 pays du continent s'étant abstenus lors du vote des Nations unies visant à condamner l'invasion - 8 autres n'ont tout simplement pas voté.
" L'invasion de l'Ukraine menace les approvisionnements en denrées alimentaires et en énergie, et la communauté internationale doit faire preuve de solidarité avec l'Afrique ", a déclaré M. Kato.
" Le moment est venu pour nous de passer à l'action et, en ce sens, la Ticad est très importante. "