De gauche à droite : la journaliste Chika Oduah, qui animait le débat ; Birju Patel, Pdg du groupe kényan ETG ; Rita Zniber, dirigeante du poids lourd marocain Diana Holdings ; Ahmed Abdellatif, président du conglomérat soudanais CTC Group ; et John Coumandaros, président du géant nigérian Flour Mills.
Le deuxième jour du Sommet Dakar 2 sur l'alimentation en Afrique s'est ouvert sur une session dédiée au rôle du secteur privé dans l'émergence et le développement d'un véritable secteur agricole et agro-industriel africain.
Centrée sur l'" investissement du secteur privé dans l'agro-industrie en Afrique ", cette session était organisée sous la forme d'une table ronde, rassemblant plusieurs patrons d'entreprises actives dans l'agriculture et l'agro-industrie aux quatre coins du continent : Rita Zniber, PDG de Diana Holdings, poids lourd de l'industrie agroalimentaire marocaine, Ahmed Abdellatif, président du conglomérat soudanais CTC Group, John Coumantaros, président de Flour Mills, géant de l'agroalimentaire basé au Nigeria, Polycarp Igathe, " Chief Growth Officer " chargé de la croissance en Afrique du sud-africain Tiger Brands, présent dans la production, la commercialisation et la distribution agroalimentaires, Gerald Mahinda, PDG de la holding nouvellement créée Dance Africa Corp, Birju Patel, patron du conglomérat kényan Export Trading Group et Gora Seck, membre du Club des investisseurs sénégalais et président de la Ferme de la Teranga, domaine agricole non loin de Saint-Louis.
Quelles sont les freins qui empêchent le secteur privé d'investir dans l'agriculture ? Sont-ils structurels ou conjoncturels, endogènes ou exogènes ? Comment gagner en compétitivité ? Quelle place accorder aux jeunes ? L'accès aux financements est-il le seul problème du secteur ? Quels sont les autres manques à combler ? Quid de la protection de l'environnement et de l'impact des changements climatiques ? Mais aussi, et surtout, quelles solutions apporter pour que le secteur privé joue pleinement son rôle dans l'émergence et le développement d'une véritable agro-industrie en Afrique ? Autant de questions qui ont nourri le débat sans relâche pendant plus d'une heure et auxquelles les PDG réunis ont répondu sans se dérober, sous la houlette de la journaliste nigériane-américaine Chika Oduah, qui assurait la modération des échanges.
Des difficultés d'accès au financement mais pas que...
Les difficultés d'accès aux financements ont été pointées d'emblée. " Au Soudan, l'une des principales barrières au développement [de l'agriculture et de l'agro-industrie] est liée à la législation bancaire, qui restreint fortement les financements ", a déploré Ahmed Abdellatif, patron du conglomérat soudanais CTC Group. Il faut donc des actifs solides et importants pour pouvoir emprunter, a-t-il expliqué - ce qui exclut d'emblée les jeunes entrepreneur(e)s. Et, faute d'outils pour dé-risquer leurs investissements, les entrepreneurs sont frileux : comment prendre le risque d'une nouvelle sécheresse et de perdre toute sa récolte, a questionné l'entrepreneur soudanais, pour qui opérer dans l'agriculture et l'agro-industrie " ne doit pas se faire dans une démarche philanthropique mais de rentabilité ".
La fiscalité figure également au nombre des freins au développement du secteur privé dans l'agriculture et l'agro-industrie. Qu'il s'agisse de prendre des mesures incitatives pour attirer et rassurer les investisseurs, ou d'alléger les règles fiscales qui entravent l'importation de matériels et d'intrants, " il faut un équilibre entre le risque et le retour sur investissement ", a déclaré Birju Patel qui a également appelé à une harmonisation des normes et des législations à travers le continent.
Autre problème, davantage conjoncturel, souligné par Rita Zniber, aux commandes du géant marocain Diana Holdings, gros exportateur de fruits et légumes : la perturbation des chaines logistiques et d'approvisionnement due à la guerre en Ukraine. Les goulets d'étranglement logistiques et le manque de disponibilité induisent " des coûts excessifs qui entravent notre rentabilité ", a-t-elle expliqué. Mais elle a surtout déploré l'ampleur et la gravité des effets des changements climatiques en Afrique du Nord. Le Maroc entame sa 6e année de sécheresse et l'agriculture en souffre, contraignant certains producteurs à se détourner du métier, a indiqué Mme Zniber, qui évoqué le cas de la filière fruitière à Berkane, où certains producteurs ont commencé à arracher leurs arbres.
" L'accès au foncier est aussi un vrai problème ", a poursuivi Gora Seck. De même que l'enjeu de la protection des productions locales qui, parfois, ne peuvent rivaliser avec des produits importés à bas coût, a-t-il dit, citant l'exemple des producteurs d'orange sénégalais.
Pour Polycarp Igathe, " le problème n'est pas la demande, mais l'offre ", dénonçant l'entrave à la circulation des biens et des personnes à travers le continent : " On a besoin de politiques qui facilitent, pas qui empêchent la circulation [des biens et des personnes] ", a-t-il lancé, relevant la complémentarité de forces des uns et des autres dans différentes régions d'Afrique pour constituer de véritables hubs agro-industriels régionaux.
Des atouts à faire fructifier
Il faut savoir lucidité garder : avoir conscience des lacunes pour y remédier. Mais aussi connaître ses forces et en tirer parti. Tel a été le fil directeur du débat.
La jeunesse de la population africaine est un atout. C'est autant de potentiel au service du développement de l'agriculture que la promesse d'un vaste marché de consommateurs aux riches perspectives de rentabilité. " Pour atteindre la souveraineté alimentaire, il faut voir les jeunes comme une force ! ", avait lancé à l'ouverture de la session Femi Adekoya, jeune entrepreneur agricole nigérian à la tête de Flying Farmers, qui recourt aux drones pour l'épandage et le suivi des cultures. " Nous révolutionnons l'agriculture ", avait-il poursuivi, avant de lancer à l'auditoire : " Je mets tout le monde au défi aujourd'hui : pour gagner en productivité et avoir une agro-industrie rentable, il faut investir - et beaucoup investir - dans les jeunes ! "
" Chacun a un rôle à jouer dans cette chaîne d'approvisionnement ", a assuré le Gréco-américain John Coumantaros qui, avec Flour Mills, dirige l'une des plus grosses usines agroalimentaires du Nigeria. " Il faut voir comment l'agriculture se connecte à l'industrie et comment l'industrie se connecte à la distribution ", a-t-il poursuivi. " Les chaînes d'approvisionnement sont de plus en plus locales et il y a de plus en plus d'opportunités tout au long de la chaîne de valeur. "
Autre caractéristique majeure de l'agriculture africaine : la présence majoritaire de petits exploitants agricoles. Or, comment concilier leurs intérêts avec ceux des gros acteurs agro-industriels ? " Chacun a tout à gagner à travailler avec l'autre ", a déclaré le président de Flour Mills : " Les grosses entreprises ont besoin des petits exploitants pour fonctionner et eux-mêmes recherchent la rentabilité. " Il se dit convaincu que l'agriculture " à petite échelle est l'avenir ! "
Gerald Mahinda, dont la plateforme Dance Africa Corp basée à Maurice, a rappelé que la taille des marchés africains de consommateurs est appelée à croître fortement... . À condition de développer l'intégration régionale, seule en mesure de faire fructifier ces marchés et de développer une offre qui corresponde à la demande. L' Afrique de l'Est, l'une des régions les mieux intégrées du continent sur le plan du commerce transfrontalier, représente un marché de 301 millions de personnes, selon lui. Mais il reste encore beaucoup à faire en termes d'intégration régionale à travers tout le continent.
Les solutions existent
Harmonisation des législations et des normes, politiques de délivrance des visas et des permis de travail, zones de libre-échange régionale et continentale, circulation transfrontalière, population jeune de plus en plus urbanisée... " Cessons de voir ce qui nous sépare pour voir ce qui nous rassemble " et y travailler, a plaidé Gerald Mahinda.
Il faut donc renforcer l'intégration du commerce intra-africain en misant sur les Communautés économiques régionales et les marchés de libre-échange.
Autre nécessité brandie par Birju Patel - plus de trente ans d'expérience dans les chaînes d'approvisionnement -, la diversification, une urgence soulignée par l'impact de la guerre en Ukraine sur l'approvisionnement mondial en engrais et en denrées alimentaires : " il faut opérer une transition et se tourner vers d'autres sources d'approvisionnement ". " L'entreprise doit se montrer flexible, humble et adaptable ", a-t-il souligné.
Pour Gora Seck, l'une des solutions pour l'avenir d'une agriculture africaine prospère est la formation des petits producteurs à la bonne gestion des ressources, ainsi qu'au bon usage des engrais et des engins agricoles et leur accompagnement.
" Il faut investir dans le savoir et la technologie ", a renchéri John Coumantaros, qui a mentionné les semences améliorées - à l'instar de ce que fait la Banque africaine de développement avec son programme Technologies pour la transformation de l'agriculture africaine (TAAT) notamment, qui donne accès aux agriculteurs à des semences améliorées et à des variétés de céréales résistantes à la chaleur et/ou à haut rendement.
L'innovation et la diffusion des bonnes pratiques permettra de résoudre l'équation qu'a soulignée à son tour Ahmed Abdellatif : améliorer la productivité et le rendement tout en préservant l'environnement.
Un maître mot : synergies
Le maître mot de cette table ronde fut " synergies ", ainsi que l'a souligné Jeanine Cooper, ministre de l'Agriculture du Liberia : synergies entre les acteurs de toutes les chaînes de valeur, entre " gros " et " petits " acteurs, synergies politiques et fiscales en matière de commerce transfrontalier, harmonisation des normes, standards et politiques ...
L'union fera la force de frappe agricole de l'Afrique de demain, ont conclu les panélistes.
Jeanine Cooper, ministre libérienne de l'Agriculture, a clos la session en saluant la force de l'engagement des intervenants.