A l'hôpital de l'Amitié Tchad-Chine, un centre de prise en charge des drépanocytaires situé à Ndjamena au Tchad, « trouver du sang est un véritable parcours du combattant », confie Saboura Dounia, présidente d'Elan d'Espoir, une ONG dont la mission est la prise en charge des victimes de drépanocytose.
Elle affirme qu'entre janvier et juin 2022, huit enfants drépanocytaires sont morts à cause d'un manque de sang.
Dans ce pays de l'Afrique centrale, les réfrigérateurs du Centre national de transfusion sanguine (CNTS), chargé d'approvisionner les hôpitaux du pays en sang, sont presque vides.
En 2021, sur les 170 000 poches de sang nécessaires, le Centre n'a réussi à collecter que 103 000, soit un gap de 67 000 poches.
« En 2021, le CNTS a reçu plus de 39 906 demandes de sang, mais n'a pu satisfaire que 22 372 demandes, soit 56,07 %. Les 17 534 autres demandes ont été abandonnées à leur triste sort », explique le directeur du CNTS du Tchad, Mbanga Djimadoum.
« Parfois, le patient qui est dans le besoin doit attendre deux ou trois jours avant qu'on lui trouve du sang. C'est vraiment pénible(...) », raconte Ecric Doubané, médecin stagiaire au CHU la Référence nationale à Ndjamena.
Comme le Tchad, de nombreux pays en Afrique sont régulièrement confrontés aux pénuries de sang.
Au Cameroun, la demande nationale se situe autour de 400 000 poches de sang par an. Or, les capacités de collecte sont estimées à 100 000 poches de sang, soit un écart de 300 000 poches, renseigne le Programme national de transfusion sanguine (PNTS).
Si en trois ans (2019-2022) la quantité de sang collectée a presque doublé au Congo, passant de 45 000 poches à 86 000, les besoins sont estimés à une moyenne de 150 000 poches de sang par an, d'après les données du Centre national de transfusion sanguine (CNTS).
Conséquence : à Pointe Noire, la capitale économique du pays, les services préposés à la gestion de la banque de sang travaillent permanemment en flux tendu. Le sang collecté pour alimenter les principaux hôpitaux de la ville couvre à peine 30% des besoins.
« Jusqu’à présent, nous n’avons pas encore atteint le niveau où nous pouvons dire que la population est suffisamment éclairée et a répondu à 100 % à l’opération de don de sang. Nous n’avons même pas encore atteint 30 % des 100 % que l’OMS voulait qu’on atteigne en 2020 », relevait Didier Montagné Boungou Mpele, le directeur du Centre de transfusion sanguine de Pointe Noire/Kouilou, dans un entretien avec SciDev.Net.
Croyances mystiques
Interrogés par SciDev.Net, les médecins et techniciens en service à la banque de sang de l’hôpital Adolphe Sicé de Pointe-Noire expliquent cette rareté du sang par un faible engouement pour le don volontaire de sang, du fait de « l’ignorance de l’importance du don de sang ».
Un argument partagé par le Seydou Konaté, président du Réseau africain francophone de la transfusion sanguine (RAFTS).
« Ce qui freine nos populations à adhérer massivement au don de sang proviendrait inéluctablement de la méconnaissance du don de sang. Le don de sang n’est pas véritablement dans nos traditions africaines », soutient-il.
Si certains ignorent l’importance du don de sang, d’autres par contre craignent que leur sang soit utilisé pour des rituels mystiques. Pour Serge Oscar Mokono, directeur du Centre national de transfusion sanguine à Brazzaville, c’est une croyance entretenue dans certaines communautés.
« Le symbolisme du sang est très fort, beaucoup croient que l’âme réside dans le sang. Pour eux, donner de son sang signifie perdre son âme, ses totems et son pouvoir », affirme-t-il.
Abondant dans le même sens, Appolonie Noah Owona, secrétaire permanente du PNTS au Cameroun, confiait dans un article publié en 2019 par SciDev.Net que certaines croyances religieuses « soutiennent que lorsqu’on reçoit le sang de quelqu’un, on reçoit également ses péchés ».
« Une fille drépanocytaire de 25 ans est morte entre nos mains parce que son papa a refusé, au nom de la religion, qu’on lui transfuse du sang », témoigne la présidente de l’ONG Elan d’Espoir.
En effet, certains groupes religieux sont contre le don de sang et la transfusion sanguine. Pourtant, selon l’Abbé Maximes Allongomadji Hony, curé de la paroisse Saint Paul de Ndjamena. Si la finalité de cet acte consiste à sauver des vies, « l’église ne peut pas s’opposer à tout ce qui contribue au bien de l’humanité ».
Infections et Covid-19
La peur de se découvrir des infections est également citée comme un facteur qui limite le don volontaire de sang.
Selon les précisions apportées par Love Senda, le superviseur technique à la Banque de sang de Pointe-Noire/ Kouilou, le sang prélevé chez les donneurs est préalablement testé puis validé ou incinéré.
L’objectif de cette analyse est de déceler la présence d’agent infectieux. « Beaucoup de donneurs occasionnels rechignent à revenir de peur de découvrir qu’ils ont une infection lors de l’entretien post test », confie-t-il.
Le sang impropre à toute utilisation, parce qu’infecté par différentes pathologies comme les hépatites A, B et C, le VIH/ SIDA… est périodiquement incinéré.
D’après Appolonie Noah Owona, au Cameroun, « près de 20 % des poches collectées sont ensuite détruites en raison d’une sérologie positive ».
Des études réalisées par le Groupe de recherches transfusionnelles d’Afrique francophone en 2008 et 2011 ont d’ailleurs confirmé une forte prévalence des agents infectieux transmissibles par transfusion chez les donneurs de sang d’Afrique sub-saharienne.
« Les séroprévalences moyennes des agents transmissibles par transfusion étaient 1,84 % pour les anticorps du virus de l’immunodéficience humaine (VIH), 7,21 % pour l’antigène de surface du virus de l’hépatite B (VHB), 1,99 % pour les anticorps du virus de l’hépatite C (VHC) et 1,60 % pour les anticorps Treponema pallidum », renseignent ces études.
En plus, la survenue de la crise sanitaire provoquée par la pandémie de la COVID-19 a également eu des répercussions sur le don bénévole de sang. Dans un communiqué publié le 14 juin 2021, l’OMS-Afrique précise qu’elle (pandémie) a encore aggravé la pénurie, les dons ayant chuté de 17 % en 2020.
Des campagnes de sensibilisation et de collecte de sang étaient régulièrement organisées dans les établissements scolaires du Tchad car « nos meilleurs donneurs, ce sont les élèves. C’est les plus réceptifs », confie le directeur du CNTS.
Malheureusement, ces campagnes ont été interrompues à cause de la crise sanitaire, mais aussi à cause « de grèves à répétition en milieu scolaire et du manque de moyens financiers », précise Mbanga Djimadoum.
Vulnérabilité
Une personne sur vingt meurt dans les hôpitaux faute de sang qualifié disponible ou de l’absence de groupes sanguins rares tels que O- et AB-, indique le Service interdépartemental de transfusion sanguine de Pointe-Noire/ Kouilou.
Les enfants sont les plus vulnérables d’autant plus « (…) qu’un un enfant sur deux admis à l’hôpital général Adolphe Sicé de Pointe-Noire est dans le besoin de transfusion sanguine », explique Marina Gatali Kibangou, pédiatre dans cette formation sanitaire.
De la pédiatrie à l’hématologie en passant par la diabétologie et les urgences, le besoin de transfusion sanguine est omniprésent.
Les femmes enceintes sont aussi très affectées par ces pénuries. Dans son communiqué publié en juin 2021, l’OMS-Afrique rappelle que sur les 196 000 femmes qui décèdent chaque année en Afrique subsaharienne de complications liées à la grossesse, un tiers meurt des suites d’une hémorragie.
Selon des chiffres rendus publics par le ministre camerounais de la Santé publique, Malachie Manaouda, à l’occasion de l’installation des responsables du Centre national de transfusion sanguine en septembre 2021, au Cameroun, 40 % de femmes continuent de perdre la vie en couche, faute de sang disponible.
« Le besoin de produits sanguins va avec l’importance de la fréquentation », confie Jean Deloffre Bassidi, chef du Service gynécologie obstétrique à l’hôpital général Adolphe Sicé.
« Quand vous avez une fréquentation de 300 à 400 accouchements par mois, vous avez une moyenne de 10 % d’hémorragie de la délivrance qui devrait arriver de façon statistique et qui, dans la mesure du possible, auront besoin du produit sanguin », soutient le gynécologue.
Il poursuit en précisant que « pour une moyenne de deux poches de sang par patient, on peut tourner autour de 60 poches de sang par mois par rapport à l’activité intrinsèque. A cela s’ajoute des patientes référées qui viennent déjà dans un état d’hémorragie. La moyenne de l’utilisation des produits sanguins va de 2 poches à 10 voire 15 poches de sang par personne », précise-t-il.
« Quand les gens viennent nous voir urgemment pour du sang, on n’en a pas souvent à leur donner…ça nous donne de la peine », se désole Mbanga Djimadoum.
Dons familiaux
A défaut de donneurs volontaires, les médecins font appel aux membres des familles des patients.
« C’est lorsqu’il y a urgence qu’on cherche parmi les membres de la famille s’il y a quelqu’un qui peut donner son sang », précise Ecric Doubané.
D’après la Croix rouge camerounaise, 90 % des donneurs de sang au Cameroun sont des donneurs familiaux qui se présentent pour des besoins ponctuels.
A pointe Noire, pour faire face à la pénurie de sang, les médecins ont développé de nouvelles stratégies.
« Quand nous manquons du sang sur place ici, nous sommes obligés de communiquer avec Dolisie, Madingou, toutes les grandes villes qui sont autour afin de nous faire parvenir le sang parce que c’est un besoin urgent », détaille Charley Elenga Bongo, chef du Service de diabétologie à l’hôpital général Adolphe Sicé.
Malheureusement, poursuit-il, « il y a eu des cas où les patients sont décédés en attente d’une transfusion. C’est très déplorable ».
Cependant, afin de rendre les services de transfusions sanguines plus viables, et encourager plus de donneurs volontaires, des organisations de la société civile lancent régulièrement des initiatives de collecte de sang.
C’est le cas de la Fondation Frenel Loembe qui, le 25 de chaque mois et ce pendant trois jours, s’active à collecter du sang au profit des hôpitaux de la ville de Pointe Noire.
« La direction départementale de don de sang ne pouvant pas à elle seule satisfaire la demande, notre fondation a jugé utile d’aller périodiquement vers la population pour la collecte de sang de bénévoles que nous mettons ensuite à la disposition de la banque de sang afin de sauver des vies », déclare Frenel Loembe, président de ladite fondation.
Si l’opération a eu du mal à décoller au début parce que les populations hésitaient à donner leur sang, « à force de sensibiliser et en multipliant les collectes ça marche ; même si c’est timidement », relève-t-il.
Acte de solidarité
Mais, tout cela semble insuffisant. Pour le président du Réseau africain francophone de la transfusion sanguine, « il y a une impérieuse nécessité et l’impérieux devoir d’éduquer les populations au principe du don de sang ».
Selon ses explications, le don de sang est un acte volontaire et « aucun produit ne peut substituer le sang que l’être humain donne pour sauver son semblable ».
« Nous devons éduquer nos populations, leur faire comprendre qu’en donnant son sang, on ne perd pas son âme, on ne perd pas une partie de son corps, on ne fait pas un sacrifice humain. Au contraire, en donnant son sang, on sauve des vies, on aide l’humanité, on apporte un plus à la santé de son semblable », plaide le Seydou Konaté.
Il pense que « c’est cette éducation que nous devons faire pour que nos populations comprennent que le don de sang est un acte de solidarité, de générosité que chaque citoyen de ce monde devra pouvoir accomplir si son état de santé le lui permet ».Le directeur du CNTS au Tchad plaide pour une augmentation du budget de fonctionnement du Centre ce qui permettra de « maximiser les sensibilisations et faire comprendre à la population qu’on ne fabrique pas du sang ».
Le superviseur technique de la banque de sang de Pointe-Noire/Kouilou, Love Senda, préconise aussi la sensibilisation pour inciter la population au don de sang.
« Nous souhaiterions atteindre explique-t-il, 80 % de don bénévole, c’est-à-dire ceux qui viennent chaque trois mois sans attendre que l’un de leurs proches soit dans le besoin de sang avant de le donner », soutient-il.
Politiques claires
Si Seydou Konaté reconnaît que la situation de la transfusion en Afrique est « beaucoup plus reluisante qu’auparavant », car la plupart des pays africains ont une politique nationale de transfusion sanguine, un centre de transfusion sanguine. Ils ont également adopté la politique de l’OMS qui consiste à recruter les donneurs de sang chez les personnes bénévoles et volontaires.
Ce dernier appelle néanmoins à la mise en place de politiques claires pour améliorer le don de sang sur le continent.
« Il faut avoir des structures de transfusion sanguine bien organisées ; et ça, c’est l’affaire de l’Etat. Avoir un plan directeur, des stratégies de communication, de sécurisation, de collecte de sang, d’approvisionnement en intrants, en produits sanguins, de transport de sang. Il faut avoir une politique bien claire pour améliorer cette situation de la transfusion sanguine », martèle-t-il.
Ce dernier poursuit en précisant qu’il faut donner des moyens aux structures de transfusion sanguine pour qu’elles puissent s’approvisionner en intrants, faire de la communication, de la propagande pour attirer les donneurs de sang et éduquer les populations.