Il s'agit du premier procès pour des crimes graves commis au Darfour. Le 5 juin à La Haye, les représentants des victimes ont pris la parole dans l'affaire Ali Kosheib devant la Cour pénale internationale (CPI), tandis que les violences se répètent au Soudan.
"L'histoire semble malheureusement se répéter", déplore Natalie von Wistinghausen, représentante légale des victimes, dans son discours d'ouverture, évoquant la reprise du conflit armé qui a éclaté au Soudan le 15 avril. Il est "affligeant", a-t-elle ajouté, que près de vingt ans après les événements qui ont déclenché le procès de La Haye, "des crimes internationaux potentiels se produisent actuellement au Darfour". A nouveau, des civils meurent, des maisons et des moyens de subsistance sont pillés ou détruits et des dizaines de milliers de personnes sont déplacées, détaille-t-elle.
Le 5 juin, les représentants légaux des victimes prenaient la parole dans le premier procès de la Cour pénale internationale (CPI) concernant des crimes commis au Darfour (Soudan). Dans ce procès, Ali Muhammad Ali Abd-Al-Rahman, connu sous le nom d'Ali Kosheib, est accusé de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité qui auraient été commis entre 2003 et 2004 dans l'ouest du Darfour. Il s'agit de la première affaire pour crimes de guerre portée devant la CPI concernant le Soudan, qui n'est pas un État partie à la Cour, depuis que le Conseil de sécurité des Nations unies a déféré la situation du Darfour à la CPI en mars 2005.
Le nombre total de victimes participantes est passé à 600 au début du mois de mai, après l'admission par la CPI d'un dernier groupe de 112 victimes. Un témoin et deux victimes ont comparu devant la Cour au cours de cette phase du procès, qui a duré trois jours. L'une d'entre elles a pu partir dans un pays plus lointain mais les deux autres vivent dans des camps de réfugiés au Tchad voisin. Deux autres victimes vivant dans des camps de déplacés au Darfour étaient également attendues, mais n'ont pas pu se déplacer. Dans le contexte du conflit actuel, les frontières sont trop peu sûres et les Janjawids contrôlent les zones.
Abd-Al-Rahman aurait dirigé des milices Janjawid dans l'ouest du Darfour entre 2003 et 2004. Selon l'accusation, il a contribué au recrutement et à l'organisation de ces milices qui se sont engagées dans un programme de nettoyage ethnique et ont dirigé des attaques contre quatre villages : Kodoom, Bindisi, Mukjar et Deleig. L'accusé a plaidé non coupable de tous les chefs d'accusation et sa défense a fait valoir qu'il n'était pas Ali Kosheib. Son procès s'est ouvert en avril 2022, deux ans après qu'il se soit rendu.
« Les victimes souhaitent retourner sur leurs terres »
"Les victimes recherchent la justice, la responsabilité et, bien sûr, d'être reconnues en tant que telles pour elles-mêmes, pour leurs familles et pour la communauté Fur au sens large", qui était ciblée par les milices pro-gouvernementales, souligne von Wistinghausen. Elle ajoute que "croyant dans l'engagement de la communauté internationale à s'opposer aux violations graves et persistantes des droits humains et à empêcher qu'elles ne se reproduisent", de nombreuses victimes ont exprimé leur "ferme conviction que le processus de justice est un élément essentiel dans la recherche d'une solution à l'instabilité et à la violence qui sévissent toujours au Darfour et, en fin de compte, d'une possibilité pour elles de retourner sur leurs terres ancestrales". A plusieurs reprises, les victimes ont exprimé leur "souhait de retourner sur leurs terres", a-t-elle martelé.
Mais, le 26 avril, l'ancien président Omar Al Bashir, l'ancien ministre des Affaires humanitaires Ahmed Haroun et le ministre de la Défense Abdulraheem Mohammed Hussein sont tous les trois sortis de prison. Cela a suscité la crainte des victimes, mais aussi un nouvel appel à ce que ce procès ne soit qu'un premier pas, plaide von Wistinghausen. Deux décennies après les crimes, les victimes sont toujours pour la plupart des déplacés. Selon le mémoire de von Wisthausen, la grande majorité d'entre elles résident dans des camps situés à l'intérieur du Darfour. L'un d'entre eux est le camp de Kalma, établi en 2004 et abritant plus de 100 000 personnes. Un autre grand nombre de victimes vit dans des camps de réfugiés au Tchad, tandis qu'un plus petit nombre se trouve dans des villes du Soudan. Les autres font partie de la diaspora.
"Émotionnellement, je suis mort"
Né à Bindisi, au Darfour central, Hassan Hassan a vécu dans le camp de Kalma, puis en Ouganda, et se trouve actuellement à Ottawa, au Canada, d'où il s'est adressé à la Cour. Interrogé sur son enfance au Darfour occidental, il l'a décrit comme un "endroit magnifique" et a parlé du sens communautaire qui y régnait. Il avait neuf ans lorsque les Janjawids et les autres milices soudanaises sont arrivées à Bindisi. Ils ont tué son père et de nombreuses autres personnes et ont mis le feu à leurs maisons. « C'était horrible », s'est-il exclamé.
Il a montré son corps, où, selon lui, des cicatrices sont encore visibles depuis qu'il a été torturé par les Janjawids. Il s'est enfui et a vécu avec sa mère à Mukjar, dans l'ouest du Darfour, où il dit avoir été témoin de meurtres et de tortures perpétrés sur des Fur avec du charbon de bois brûlant notamment. Hassan a parlé des blessures visibles et invisibles qui subsistent 20 ans après avoir survécu à un "génocide" et avoir été contraint de se déplacer. "Je suis heureux d'être encore en vie, mais psychologiquement, émotionnellement et mentalement, je suis mort", a-t-il déclaré.
Comme Hassan, 20 % des victimes participantes étaient des enfants de moins de 18 ans au moment des faits. Les crimes sexuels et à caractère sexiste ont été perpétrés de manière "brutale" et souvent au grand jour, a souligné von Wistinghausen dans son allocution d'ouverture. Des personnes ont été attaquées, leurs biens ont été pillés et elles ont été "déplacées de leurs terres ancestrales", a-t-elle déclaré lundi. Une victime lui a dit qu'il ne restait "plus rien". Aujourd'hui encore, de nombreuses personnes souffrent des conséquences physiques et psychologiques d'avoir été attaquées et déplacées, ou d'avoir vu d'autres membres de la communauté ou leurs proches assassinés ou capturés.
"Nous ne représentons pas un groupe de victimes, nous représentons des individus", a déclaré von Wistinghausen à Justice Info, soulignant l'importance d'écouter les différents points de vue des victimes. Pour elle, "les personnes que nous représentons ne sont qu'une goutte d'eau dans l'océan du nombre de victimes qui existent au Darfour", mais l'ensemble de la population, en particulier dans la capitale Khartoum, a semblé, selon elle, très intéressée par ce procès, avant que de nouvelles violences n'éclatent.
Les contacts avec les victimes au Soudan se font par le biais d'intermédiaires sur le terrain, de messages WhatsApp et d'appels vidéo réguliers, lorsque la mauvaise connexion Internet le permet. "On nous a dit très clairement que pour une victime, être associé à la CPI est une source de danger", précise von Wistinghausen. La sécurité des victimes est un problème, de même que celle des représentants légaux empêchés de rendre visite à leurs clients au Soudan.
Un retour en arrière
La violence au Darfour n'a jamais vraiment cessé depuis 2003. À l'époque, les hostilités ont commencé lorsque des groupes rebelles locaux non arabes, y compris des membres de la communauté Fur, ont attaqué des cibles gouvernementales, accusant les dirigeants soudanais d'opprimer les groupes d'Afrique noire. Al-Bashir a envoyé les forces militaires soudanaises et les Janjawids, une milice arabe, pour contrer l'insurrection, et la population civile n'a pas été épargnée par les attaques. Les Nations unies estiment qu'environ 300 000 personnes sont mortes et que 2,7 millions ont été déplacées.
Le représentant légal commun des victimes dans cette affaire de la CPI a eu l'occasion de s'entretenir avec un nombre limité d'entre elles, mais elles ont déclaré ressentir "les mêmes sentiments de peur et d'insécurité". "Je pense que de nombreuses victimes ont l'impression d'être renvoyées à une époque qu'elles pensaient révolue", déclare von Wistinghausen, ajoutant qu'elles perdent l'espoir d'obtenir justice et de rentrer chez elles.
"Près de vingt ans après, ce qui leur est arrivé est reconnu dans ce forum", a noté Shah Anand, avocat associé dans cette affaire. "Il est certainement important pour eux et pour l'ensemble de la communauté que ce procès avance. Mais ils doivent faire face aux conséquences de ce qui leur est arrivé il y a vingt ans, conséquences qui perdurent aujourd'hui".
UN PROCÈS AU MILIEU DU GUÉ
56 témoins ont déjà comparu devant la Chambre de première instance de la Cour pénale internationale (CPI) au cours de la phase de l'accusation, qui s'est achevée en février dernier.
Selon le procureur, Ali Muhammad Ali Abd-Al-Rahman alias Ali Kosheib avait connaissance du conflit en cours et mettait en oeuvre de façon volontaire les politiques de l'État. Il a coopéré avec de hauts responsables du gouvernement soudanais, notamment le ministre d'État à l'Intérieur, Ahmad Muhammad Harun, dont il aurait reçu des armes et de l'argent à distribuer aux milices Janjawids.
L'accusation a souligné le caractère généralisé et systématique des crimes commis contre les civils des communautés Fur à Wadi Salih et Mukjar, localités du Darfour occidental. La liste des crimes allégués comprend des attaques intentionnelles contre la population civile, des meurtres et des tentatives de meurtre, des pillages, des destructions de biens et de bétail, des actes inhumains, des atteintes à la dignité de la personne, des viols, des tortures, des transferts forcés de population et des traitements cruels.
Après les représentants légaux des victimes, ce sera au tour de la défense de présenter ses arguments. Celle-ci devrait débuter le 28 août devant la Chambre de première instance.