Garante de la sécurité ou menace pour la vie privée ?
Exercice habituel des périodes de fin d'année, la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) a récemment dévoilé son rapport annuel pour l'année 2023. Ce document de 21 pages, fourmillant de statistiques, offre l'opportunité d'établir une rétrospective instructive de l'année écoulée mais également de se projeter dans l'avenir en mettant en avant les principaux projets en cours et ceux à venir, notamment l'avancement spectaculaire dans l'adoption de l'intelligence artificielle (IA) et d'autres technologies de pointe.
En effet, dans une ère de plus en plus numérique, les forces de police marocaines s'ouvrent sur les possibilités offertes par l'intelligence artificielle pour renforcer leurs capacités opérationnelles et assurer la sécurité publique de manière plus efficace.
Les enquêteurs soupçonnent un suspect. C'est l'ordinateur qui va confirmer leur soupçon grâce à une comparaison automatique de la voix. L'intelligence artificielle est aussi efficace pour analyser les images de vidéosurveillance. Grâce à un logiciel, l'opérateur rentre le signalement du véhicule qui l'intéresse et l'ordinateur effectue la recherche. Cette technologie peut aussi suivre à la trace des personnes au milieu d'une foule ou de passer une partie d'internet en revue, afin de tenter d'établir des liens entre différentes personnes potentiellement impliquées dans une même affaire. Un gain de temps précieux dans les investigations qui annonce peut-être la fin des systèmes à base de photos, punaises et ficelles, que l'on observe encore dans tant d'oeuvres de fiction.
L'utilisation de l'intelligence artificielle a, en effet, permis à la Sûreté nationale de résoudre plusieurs affaires au cours de l'année 2023. Bien qu'il s'agisse de procédé expérimental mis en oeuvre dans les villes de Casablanca et d'Agadir, les résultats obtenus sont particulièrement convaincants, comme indiqué dans le rapport de la DGSN. Il a notamment permis l'identification de 228 véhicules faisant l'objet d'une déclaration de vol ainsi que la localisation de 585 véhicules appartenant à des individus faisant l'objet de mandats de recherche au niveau national en raison de leur implication présumée dans des activités criminelles.
Lorsque l'on regarde les capacités des algorithmes actuels, on est bien loin des fantasmes qui laissent à penser que l'esprit humain sera supplanté dans toutes ses dimensions. En revanche, devant la multiplicité infinie des données, l'IA les classe mieux, les lie mieux et surtout se souvient de tout, et cela dans un temps très court. A l'aide de cet assistant, les enquêteurs pourront voir, analyser et confronter plus de pièces dans un dossier toujours plus volumineux et particulièrement complexe.
Les modèles prédictifs basés sur l'IA permettent, par ailleurs, à la police de prévoir les zones et les moments où le crime est plus susceptible de se produire. Si cette procédure n'a toujours pas été expérimentée au Maroc, elle s'est avérée efficace dans certains pays. Elle peut notamment conduire à une présence policière plus efficace et à des efforts de prévention accrus, contribuant ainsi à une réponse plus rapide aux incidents.
Aux Etats-Unis, une intelligence artificielle capable de prédire les lieux et dates de crimes dans plusieurs villes a atteint un taux de succès de 90%. Pour créer un modèle prédictif, le logiciel s'est entraîné sur des données liées aux crimes dans la ville de Chicago, compilées entre 2014 et 2016. Elle a ensuite prédit de façon rétroactive les crimes perpétués lors des semaines suivantes.
Un article, paru le 30 juin 2023 dans la revue scientifique Nature, indique que la précision de la localisation se fait dans une zone de 300 mètres et avec une semaine d'avance. La ville de Chicago n'est pas la seule concernée: sept autres grandes villes ont aussi été objet de l'exercice. Pour lutter contre les biais discriminatoires des algorithmes, désormais reconnus par les différents acteurs du secteur, l'intelligence artificielle n'identifie pas de potentiels suspects mais seulement des endroits potentiels où pourraient avoir lieu des crimes.
L'intelligence artificielle s'impose également comme un atout majeur dans la gestion des ressources policières. L'utilisation judicieuse de l'IA dans la répartition des effectifs de la police représente, en effet, une avancée significative dans l'optimisation de la sécurité publique dans plusieurs pays.
Traditionnellement, la répartition des effectifs de la police était souvent basée sur des modèles préétablis et des informations partielles. Cependant, grâce à l'intégration de l'IA, cette approche évolue vers une méthodologie plus sophistiquée et adaptative. Cette technologie analyse des données historiques, les tendances criminelles et les besoins spécifiques de chaque zone, permettant ainsi une allocation des ressources plus précise.
Là encore, l'une des forces majeures de l'IA réside dans sa capacité à assimiler d'énormes volumes de données en temps réel. Cela signifie que les autorités peuvent prendre des décisions informées basées sur des informations actualisées, optimisant ainsi la réponse aux situations en constante évolution.
L'effet le plus notable de cette approche est l'amélioration de l'utilisation des ressources policières. En évitant une dispersion inefficace des effectifs, les forces de l'ordre peuvent concentrer leurs efforts là où ils sont le plus nécessaires. Cela se traduit par une présence policière renforcée dans les zones à risque, dissuadant ainsi les comportements criminels et améliorant la sécurité globale.
Il est cependant essentiel de noter que l'utilisation de l'IA dans la stratégie policière ne remplace pas le jugement humain, mais le complémente. Les décisions finales restent entre les mains des professionnels de la sécurité, tandis que l'IA agit comme un outil précieux pour optimiser leurs efforts.
L'utilisation de l'IA dans le domaine de l'application de la loi ouvre donc de nouvelles perspectives mais soulève tout de même des questions éthiques cruciales, notamment en ce qui concerne la protection de notre vie privée. Le Maroc, comme de nombreux autres pays, n'a toujours pas défini de cadre légal pour encadrer l'usage de l'intelligence artificielle à des fins policières, mais s'engouffre dans ce vide juridique pour expérimenter de nouveaux outils.
Les technologies de surveillance alimentées par l'IA, telles que la reconnaissance faciale, soulèvent des préoccupations quant à la collecte et à l'utilisation des données personnelles. Les défenseurs des droits de l'Homme mettent en garde contre le risque d'une surveillance excessive, mettant en péril les libertés civiles au nom de la sécurité publique. Ils demandent notamment une interdiction de la reconnaissance automatisée des individus dans les espaces publics, faisant remarquer que les citoyens ne devraient être surveillés que lorsqu'ils sont soupçonnés d'un crime.
«Il est impératif de mettre en place des mécanismes de protection robustes pour garantir que l'intégration de l'IA ne compromette pas indûment la vie privée des citoyens. Les décisions finales doivent, par ailleurs, toujours être prises par un être humain et les personnes soumises à des systèmes alimentés par l'IA doivent disposer de voies de recours», estiment certains militants des droits de l'Homme.
Il faut dire que l'avenir de l'application de la loi sera inévitablement façonné par la manière dont nous naviguons dans ce délicat équilibre entre progrès technologique et préservation des valeurs fondamentales de notre société. La transparence, la vie privée et l'éthique doivent être au coeur de cette réflexion, garantissant que l'IA contribue à un avenir plus sûr sans compromettre les principes qui sous-tendent notre démocratie.