Nairobi — Des enquêtes sur l'obstruction délibérée de l'aide et sur d'éventuels crimes de guerre sont nécessaires
Alors que des dirigeants mondiaux et régionaux s'apprêtent à se réunir à Paris pour faire le point sur la situation au Soudan et marquer le premier anniversaire du conflit brutal qui oppose les Forces armées soudanaises (Sudanese Armed Forces, SAF) aux Forces de soutien rapide (Rapid Support Forces, RSF), ils devraient clairement indiquer que les responsables des atrocités en cours et d'autres violations du droit international humanitaire devront rendre des comptes, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Ces abus comprennent des meurtres intentionnels généralisés de civils, des attaques illégales contre des infrastructures civiles, ainsi que le pillage délibéré de l'aide, qui constituent des crimes de guerre.
Le 15 avril, la France, l'Allemagne et l'Union européenne tiendront conjointement une conférence sur le Soudan afin de faire pression pour la cessation des combats et pour une augmentation significative du financement international pour la réponse humanitaire ; celle-ci est gravement sous-financée, alors qu'une famine et une crise humanitaire plus large se propagent dans le pays et dans les pays d'accueil des réfugiés.
« Les parties belligérantes au Soudan ont infligé d'énormes souffrances aux Soudanais de tous horizons. La réponse mondiale au conflit brutal au Soudan doit changer », a déclaré Mohamed Osman, chercheur sur le Soudan à Human Rights Watch. « Les dirigeants réunis à Paris devraient agir pour lutter contre les niveaux honteusement bas de financement humanitaire, notamment pour les intervenants locaux, et s'engager à prendre des mesures concrètes contre ceux qui entravent délibérément l'acheminement de l'aide aux populations dans le besoin. »
Cette conférence se tiendra un an après l'éclatement du conflit entre les SAF et les RSF à Khartoum le 15 avril 2023, avant de s'étendre à d'autres régions, dont le Darfour et le centre du Soudan. Malgré l'ampleur des souffrances et des violations commises par les parties belligérantes, la situation au Soudan n'a suscité qu'une réponse décevante de la part de la communauté internationale.
Il est avéré que près de 15 000 personnes ont été tuées depuis le début du conflit, mais ce chiffre est presque certainement une sous-estimation. Le conflit a déraciné 8,5 millions de personnes, pour la plupart à l'intérieur du pays, faisant de la crise au Soudan la plus grande crise de déplacement interne au monde. Environ 1,76 million de personnes ont fui vers les pays voisins. Sans aide humanitaire significative, cinq millions de personnes pourraient risquer la famine au cours des prochains mois.
Les deux parties belligérantes ont commis de graves violations des droits humains et du droit international humanitaire, équivalant dans certains cas à des crimes de guerre et à d'autres atrocités criminelles, a déclaré Human Rights Watch. Les SAF ont tué illégalement des civils, mené des frappes aériennes visant délibérément des infrastructures civiles et entravé à plusieurs reprises l'aide humanitaire, entre autres violations. Les RSF ont commis de nombreux massacres de civils, dont beaucoup semblent avoir été ciblés en raison de leur ethnicité, notamment au Darfour occidental, tout en entravant l'aide, notamment par le pillage généralisé des fournitures humanitaires. Les RSF ont utilisé des armes explosives lourdes dans des zones densément peuplées et se sont livrés à des violences sexuelles généralisées et à des pillages. Les deux forces et leurs alliés ont recruté des enfants et arbitrairement détenu des civils.
Selon l'ONU, environ 25 millions de personnes, soit environ la moitié de la population, dépendent désormais des approvisionnements alimentaires d'urgence, que les SAF ont délibérément restreints et que les RSF ont pillés, en violation flagrante du droit international lors d'actes qui pourraient constituer des crimes de guerre, a déclaré Human Rights Watch.
Les entretiens de Human Rights Watch avec des travailleurs humanitaires ont décrit comment les autorités affiliées aux SAF, y compris ses services de renseignement militaire, ont imposé une multitude de restrictions bureaucratiques arbitraires qui ont entravé le travail des organisations humanitaires et leur capacité à atteindre les individus dans le besoin. Il s'agit notamment de retards, de refus et de non-réponses aux demandes de visas et de permis de voyage, que les autorités exigent pour permettre au personnel humanitaire de se déplacer entre les États fédéraux, ainsi que l'imposition de procédures administratives excessives pour l'importation et le transport de matériel de secours. L'obstruction illégale de l'aide exercée par les SAF fait suite à des décennies d'hostilité et d'obstruction systématique envers les agences humanitaires internationales sous l'ancien président soudanais Omar el-Bechir, ajoutant aux souffrances de la population dans les zones de conflit.
Les RSF et les milices alliées ont attaqué et pillé à maintes reprises les fournitures et infrastructures humanitaires, notamment des entrepôts, comme par exemple les stocks dans un entrepôt du Programme alimentaire mondial (PAM) à Wad Madani en décembre 2023. « Cette attaque - dans des zones contrôlées par les Forces de soutien rapide - a affecté des approvisionnements qui auraient pu nourrir pendant un mois entier 1,5 million de personnes en situation d'insécurité alimentaire aiguë », a indiqué le Bureau pour la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA). Des communautés au Darfour ont aussi, plus récemment, accusé les RSF de pillages de vivres destinés aux camps de personnes déplacées. Le Darfour Network for Human Rights, un groupe de surveillance des droits, a déclaré dans un communiqué du 3 avril que les RSF et des combattants arabes ont pillé du matériel humanitaire, notamment des produits alimentaires pour enfants souffrant de malnutrition, qui était destiné à des résidents d'un camp de personnes déplacées au centre du Darfour.
Les deux parties au conflit, en particulier les SAF, ont cherché à restreindre l'aide entrant et transitant par les zones de contrôle des parties adverses, ce qui a placé Khartoum sous un blocus de facto depuis fin 2023 et a également entravé l'accès de l'aide au Darfour.
Un travailleur humanitaire local de la ville de Bahri, à Khartoum, a déclaré : « Les SAF empêchent tout approvisionnement d'entrer dans la ville et les RSF restreignent les déplacements à l'intérieur. Nous sommes obligés de faire entrer clandestinement des marchandises, notamment de la nourriture, ce qui fait augmenter les prix des produits. »
Le PAM a indiqué le 3 avril qu'il avait réussi à atteindre la localité de Karrari à Omdurman, qui est actuellement sous le contrôle des SAF, pour la première fois depuis décembre.
Le 6 mars, les autorités soudanaises ont informé l'ONU qu'elles n'autoriseraient les mouvements transfrontaliers que par des passages spécifiques sous le contrôle de forces alliées à l'armée, ajoutant ainsi des défis financiers et logistiques supplémentaires aux organisations humanitaires.
Le 21 mars, les RSF avaient publié une déclaration sur leur compte officiel X (anciennement Twitter), déclarant qu'elles ne permettraient pas à l'aide de Port-Soudan d'atteindre El Fashir, la capitale du Nord Darfour, affirmant que ce plan serait utilisé à des fins de réarmement par les SAF et leurs alliés.
Les parties belligérantes ont tué, blessé et détenu des dizaines de travailleurs humanitaires, et ont pris pour cible des convois humanitaires. En décembre, les SAF ont attaqué un convoi du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui comprenait des civils à évacuer, tuant deux personnes et en blessant sept, dont trois membres du CICR. Les SAF ont affirmé à la suite de l'incident que le CICR s'était écarté de l'itinéraire convenu et qu'ils étaient escortés par des véhicules des RSF.
Face aux blocages de l'aide internationale, les intervenants soudanais, dont beaucoup se portent volontaires dans les salles d'urgence du pays, ont supporté le plus gros des efforts déployés pour répondre aux besoins croissants des civils à Khartoum, au Darfour, à Al Gezira et ailleurs. Les deux parties au conflit ont harcelé, détenu et maltraité les intervenants locaux. Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme a déclaré en février que les SAF et les RSF détenaient arbitrairement des milliers de civils et avaient soumis des centaines d'entre eux à des disparitions forcées, notamment des membres des salles d'intervention d'urgence. Human Rights Watch a également documenté les arrestations arbitraires et les mauvais traitements infligés à des secouristes et à des membres du personnel de santé par les RSF et les SAF à Khartoum.
Le mépris flagrant des parties belligérantes à l'égard du droit international humanitaire et des droits humains a provoqué le cauchemar humanitaire actuel et a laissé les civils dans les zones particulièrement durement touchées par les combats, notamment Khartoum et ses « villes soeurs » et de grandes parties du Darfour, épuisés et incapables d'accéder aux produits de première nécessité.
Les attaques des parties belligérantes, notamment contre des installations comme les établissements de santé et les usines de traitement des eaux, ont rendu la vie des civils précaire et peu sûre. Depuis le début du conflit, les forces des SAF et des RSF ont bombardé des établissements de santé, tandis que les RSF ont à maintes reprises occupé des hôpitaux. Les attaques contre des établissements de santé, dont beaucoup étaient délibérées, ont rendu 70 à 80 pour cent de ces établissements non opérationnels, notamment à Khartoum et au Darfour. Même ceux qui sont jugés fonctionnels sont confrontés à d'énormes défis, en raison du manque d'électricité, de personnel et de fournitures médicales, notamment de médicaments vitaux. « Nous ne pouvons pas dire qu'il existe un secteur de santé fonctionnel », a déclaré un professionnel de la santé international à Human Rights Watch en février. Au cours de l'année dernière, les combats incessants menés par les belligérants dans les zones résidentielles du Grand Khartoum, notamment en utilisant des armes qui aboutissent fréquemment à des attaques indiscriminées en violation des lois de la guerre, ont également empêché les déplacements en toute sécurité des civils et des intervenants locaux.
En mai 2023, les deux parties se sont engagées à respecter le droit humanitaire international et à autoriser l'acheminement de l'aide lors de pourparlers organisés à Djeddah par l'Arabie saoudite et les États-Unis, ensuite rejoints par l'Union africaine et l'Autorité intergouvernementale pour le développement (Inter-Governmental Authority on Development, IGAD). Compte tenu des informations faisant état d'une reprise des pourparlers de Djeddah, les hôtes devraient faire pression en faveur de la création d'un mécanisme qui surveillera la mise en oeuvre des engagements visant à faire respecter le droit international humanitaire et les droits humains, et à protéger les civils, notamment en dénonçant les attaques et l'obstruction délibérée de l'aide humanitaire et la destruction illégale d'infrastructures civiles.
Les États membres du Conseil de sécurité de l'ONU et du Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine devraient continuer de surveiller de près la situation de la sécurité alimentaire, en organisant régulièrement des séances d'information publiques au cours des six prochains mois.
Les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Union européenne et d'autres pays devraient coordonner leurs actions dans le cadre de leurs régimes de sanctions respectifs contre le Soudan et désigner de toute urgence les entités et les individus responsables de l'obstruction de l'aide et d'autres violations graves.
Les gouvernements se réunissant à Paris devraient également soutenir activement et publiquement les efforts visant à enquêter sur les abus en cours sur le terrain, a déclaré Human Rights Watch. Le bureau du Procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a annoncé en juillet 2023 qu'il enquêtait sur les crimes récents commis au Darfour, dans le cadre des enquêtes en cours sur le Darfour. La mission internationale indépendante d'établissement des faits sur le Soudan, créée par le Conseil des droits de l'homme de l'ONU en octobre et mandatée pour enquêter sur les violations commises dans tout le Soudan, y compris à Khartoum et au Darfour, devrait bénéficier d'un soutien total et d'un accès sans entrave, et être renouvelée si nécessaire jusqu'à ce que les enquêtes soient terminées.
« La communauté internationale devrait avoir honte du coût horrible de son inaction. Les civils au Soudan méritent de bénéficier d'une réponse mondiale robuste et concertée », a conclu Mohamed Osman. « La conférence de Paris ne devrait pas être le point final de l'attention portée au Soudan, mais plutôt le lancement d'une nouvelle approche, en annonçant des augmentations majeures du financement humanitaire, notamment pour les intervenants locaux, et en précisant des critères clairs et des mesures concrètes que les États devraient prendre pour mettre fin à la militarisation de l'aide par les deux parties belligérantes. »