À la surprise générale, les présidents rwandais et congolais se sont rencontrés mardi 18 mars sous l'égide de l'émir du Qatar pour évoquer la situation dans l'Est de la RDC, où Kigali soutient la rébellion de l'AFC/M23. Si la question est maintenant de savoir si le cessez-le-feu, en faveur duquel les deux dirigeants ont réaffirmé leur engagement, va se traduire dans les faits, la réunion a aussi été l'occasion pour l'émirat de signer un coup diplomatique. Selon Benjamin Augé, chercheur associé au Centre Afrique subsaharienne de l'Institut français des relations internationales (Ifri), Doha le doit entre autre aux bonnes relations qu'il entretient tant avec le Rwanda qu'avec la RDC. Entretien.
Le Qatar a réussi un joli coup diplomatique en parvenant à réunir chez lui Félix Tshisekedi et Paul Kagame, qui ont redit que leurs deux pays s'engageaient à un cessez-le-feu dans l'Est de la RDC. Avez-vous été surpris que, dans cette crise, Doha entre à son tour dans la danse des facilitations ?
Benjamin Augé : Non, car il s'agit d'un processus déjà très ancien. Le Qatar y travaille depuis de nombreuses années. Depuis le début de l'année 2023, plusieurs réunions ont déjà été envisagées avant d'avorter, non seulement au Qatar, mais aussi à Paris avec l'émir Tamim ben Hamad Al-Thani et Emmanuel Macron. Quant au ministre qatarien des Affaires étrangères, il s'est rendu à de nombreuses reprises à Kigali et à Kinshasa pour essayer de faire en sorte que ces deux acteurs puissent se parler.
Pourquoi le Qatar nourrit-il un intérêt pour le Rwanda et la RDC, ainsi que pour le conflit qui les oppose dans l'Est du Congo ?
Le Qatar n'a pas de politique africaine très déterminée. En revanche, il a une relation très forte avec ces deux pays. Au Rwanda, le Qatar va réaliser le plus gros investissement qu'il n'a jamais fait sur le continent africain avec la construction d'un nouvel aéroport situé à quelques dizaines de kilomètres de Kigali. Le chantier sera financé par Qatar Airways à hauteur d'1,6 milliard de dollars.
Mais Doha s'intéresse également à la RDC, où ses dirigeants ont effectué de nombreuses visites, là aussi autour des intérêts portuaires et aéroportuaires. Le Qatar voulait voir comment son écosystème pouvait investir dans le pays. De ce fait - comme avec Paul Kagame -, la relation entretenue par l'émir avec Félix Tshisekedi est assez bonne, ce qui a logiquement conduit à plusieurs reprises le président congolais à demander l'aide du Qatar pour tenter d'avancer dans la médiation avec le Rwanda. Paul Kagame, quant à lui, s'est toujours montré très disponible face à cette initiative en raison de ses liens avec Doha. Que ce soit l'un ou l'autre, on les voit d'ailleurs régulièrement au Qatar.
Doha s'est installé comme un pont entre les deux présidents ?
La problématique a été de déterminer la position du Qatar, de savoir s'il se trouvait vraiment à équidistance des deux partenaires, ou bien s'il n'a pas été plus proche du Rwanda que de la RDC ces derniers temps. On avait effectivement l'impression que, du point de vue de Kinshasa, les Qatariens s'étaient un peu trop rapprochés des Rwandais, donc qu'il était un peu difficile pour eux d'enfiler le costume de médiateur. Et puis, finalement, on a vu ce qu'il s'est passé : le Qatar a été le seul à pouvoir mettre à une même table les deux acteurs qui ont beaucoup de choses à se dire mais qui n'y arrivent pas par personnes interposées.
Qu'est-ce que le Qatar peut apporter dans cette crise ? Quels sont ses leviers ?
Comme dans toutes les médiations entreprises par le Qatar depuis déjà plus d'une décennie, je crois que celui-ci se voit comme un acteur qui n'a pas besoin de business, comme un acteur qu'on vient chercher pour avoir des fonds. Il se considère comme un acteur neutre qui met sa plateforme de médiation à disposition. Si le processus prend du temps, il prend du temps. S'il nécessite des moyens, l'émirat les mettra. S'il requiert d'éventuels investissements au Rwanda ou en RDC, il mettra la main à la poche. Quel que soit le temps que ça prendra, l'objectif, pour lui, est de faire en sorte de parvenir à un consensus.
Que ce soit du point de vue de la RDC ou du Rwanda, le Qatar est donc un acteur dont on ne pense pas qu'il a un agenda caché. C'est là sa grande force depuis longtemps, que ce soit dans les médiations qu'il a entreprises en Afghanistan, au Darfour ou dans bien d'autres cas.
Cela étant, quand on lit le communiqué de la réunion du 18 mars à Doha, il n'y a pas beaucoup de différences avec ce qui a déjà été dit à Dar es Salam le 8 février. Pensez-vous qu'il y aura une suite à cette médiation ? Ou bien, risque-t-elle d'être aussi vaine que les précédentes ?
Le Qatar marche sur des oeufs parce qu'en 2023, sa première médiation dans ce conflit avait été mise à mal notamment par l'Angola, qui était alors en charge du dossier via l'Union africaine (UA). Comme il y avait eu quelques difficultés avec le président Lourenço, l'idée, ensuite, a été de ne gêner aucun processus. Mais là, avant de prendre la présidence tournante de l'UA, le président angolais a dit qu'il voulait prendre un peu de champ...
Le soucis du Qatar, c'est en fait d'éviter d'ajouter une couche supplémentaire de médiation à une quantité d'autres qui existent déjà en Afrique avec l'EAC, la SADC, etc. Plutôt que de se substituer à tous ces acteurs, l'émirat veut mettre en musique les différentes initiatives, apporter son aide, mettre de l'huile dans les rouages. Va-t-il y parvenir ? Je ne sais pas.
On avait également vu le Qatar à l'oeuvre lors de la transition tchadienne, avec l'organisation d'un pré-dialogue entre les groupes politico-militaires. Ces différentes initiatives signifient-elles que le Qatar entend développer ses travaux de médiation en Afrique ?
Les Qatariens ont connu une période pendant laquelle ils ont cherché à multiplier les médiations qu'ils voyaient comme un moyen d'exister sur la scène internationale. Mais aujourd'hui, c'est moins le cas, et pour une raison simple : ils sont totalement absorbés par la question de Gaza, qui leur prend beaucoup de temps, en plus de devoir gérer la nouvelle administration américaine dans tous les aspects que cela comporte.
Il ne faut effectivement pas oublier que le blocus qui a visé le Qatar (en raison de son refus de s'aligner sur leurs positions anti-Iran et anti-Frères musulmans, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l'Égypte avaient décider de rompre toute relation diplomatique et commerciale avec l'émirat entre juin 2017 et janvier 2021, NDLR) a eu lieu pendant la première présidence Trump. Pour les Qatariens, il convient donc absolument de s'assurer qu'il n'y ait pas de difficultés avec Washington.
Il en résulte qu'à leurs yeux, les dossiers africains en général sont vraiment mineurs, tant en terme de temps que de moyens à y consacrer, et ils ne s'y investissement que si les pays concernés le leur demande. C'est précisément ce qu'il s'est passé dans le cas présent, où il y a eu plusieurs appels du pied des protagonistes, que ce soit de la part de Félix Tshisekedi ou de Paul Kagame. Si tel n'est pas le cas, Doha donne alors la priorité aux dossiers qu'il considère comme les plus stratégiques et les plus proches de ses préoccupations.