Soudan: Guerre au pays - Après deux ans de chaos, le désastre humanitaire

Illustration des combats à Khartoum, Soudan

C'est, selon l'ONU, la plus grande crise humanitaire au monde. La guerre au Soudan qui a commencé le 15 avril 2023 comme une lutte de pouvoir entre deux généraux, al-Burhan et Hemedti, a fait des milliers de victimes, et « 13 millions de déplacés et réfugiés », a affirmé mardi 14 avril un responsable du Haut commissariat des réfugiés (HCR) à l'AFP.

La moitié de la population du pays est dans le besoin. Et pour les États-Unis, un génocide a été commis pendant ce conflit contre la communauté Massalit du Darfour. Deux ans tout juste après l'éclatement de la guerre, RFI met en lumière ce conflit majeur et pourtant progressivement oublié... Une journée spéciale pour faire entendre, grâce aux spécialistes de la rédaction et aux correspondants de la radio sur le terrain, la voix des populations soudanaises.

Rada Adam Abdelrahman Matar est arrivée depuis quelques heures seulement à Adré, côté tchadien de la frontière, au poste secours de la Croix-Rouge. Partie il y a trois jours de Nyala, la capitale du Darfour du Sud, côté soudanais, elle est épuisée. Elle raconte ne pas avoir eu d'autre choix que de fuir

. « La guerre ne veut pas s'arrêter, dit-elle. On a donc été contraint de partir. Et puis on a faim, on en souffre beaucoup. Mes enfants n'ont pas de quoi manger. Et on n'a pas d'entrée d'argent. C'est pour ces raisons qu'on a quitté le pays. Souvent, on ne mange rien de la journée mais ça peut durer jusqu'à deux ou trois jours sans rien avaler. La famine est répandue partout au Soudan et c'est à cause de la guerre ».

Nimat Haroun Khamis Mahamad, 26 ans et quatre enfants, vient, elle aussi, de Nyala. Elle a franchi la frontière en même temps que Rada. « Les avions nous bombardent puis ils partent. Souvent, ça se passe en pleine nuit quand on dort et au réveil on découvre qui a été bombardé pendant qu'on dormait. Un bombardement a tué ma tante et ses six enfants dans leur propre maison. » Depuis un an, Mahmoud Mahamat Bahri, un Tchadien de 56 ans, fait des allers-retours entre les deux villes frontalières : Adré, côté tchadien, et Adinkon, côté soudanais. C'est lui qui a amené les deux femmes sur sa charrette et des réfugiés. Il en a vu arriver de nombreux ces douze derniers mois. « Ils sont sans le sou, raconte le charretier. Leur situation est dramatique. Certains n'ont rien mangé pendant deux à trois jours. Ils ont tellement faim qu'ils sont prêts à manger n'importe quoi ».

« On voit des jeunes de 30 ans, qui ont l'air d'en avoir 50 »

Toute cette guerre a commencé il y a deux ans par la lutte de pouvoir de deux généraux, Abdel-Fattah al-Burhan et Mohamed Hamdane Dogolo dit « Hemedti », et de leurs combattants : les Forces armées soudanaises d'un côté et les Forces de soutien rapide (FSR), jadis milice supplétive de l'armée. Les succès militaires des FSR ont d'abord contraint le pouvoir à déplacer la capitale à Port-Soudan. Mais, ces derniers mois, le basculement du rapport de forces entre les deux camps a déplacé le conflit.

Après un an et demi de défaites et de recul devant les paramilitaires, l'armée soudanaise s'est imposée fin 2024, dans le centre du pays. Elle a repris l'État de Sinnar puis celui d'al-Jazirah et tout récemment (fin mars) la capitale Khartoum. Au coeur de la ville, le palais présidentiel est désormais tenu par l'armée. Les FSR et leurs alliés comptaient annoncer la formation de leur gouvernement parallèle depuis ce bâtiment hautement symbolique, mais ils ont été pris de court.

Après deux ans de siège, le départ des FSR a été un soulagement pour de nombreux habitants de la capitale « Ça été une grande nouvelle ! On s'est réveillé un matin et tout le monde autour de nous criait : "Vous avez entendu ? Les FSR sont partis !"» raconte Hanaa, une jeune femme, habitante d'Omdurman, qui explique comment les paramilitaires tiraient sur son quartier, détruisant maisons, écoles et centre de santé. « Mes amis et moi sommes sortis fêter ça dans la rue », ajoute-t-elle. « Cela faisait tellement longtemps que je n'étais pas sortie le soir ! »

« C'est dans les quartiers de Khartoum occupés par les paramilitaires, que les habitants ont le plus souffert », confie Duaa, jeune mère de famille, qui habite dans l'est de la capitale. « On peut sortir, acheter à manger, sans que ce soit dangereux. Avant, vous pouviez vous faire kidnapper juste pour 2 dollars, et pour les femmes, ils y avaient toujours le risque de se faire violer », ajoute-t-elle, soulagée. « Maintenant on peut dormir tranquillement, je peux sortir acheter à manger. Vous imaginez mon bébé n'a jamais bu de lait, ni de jus de fruit », confie-t-elle, en riant.

« On ne vivait pas, on survivait ! » Cette jeune femme, qui travaille dans une cuisine communautaire (ces cuisines mises sur pied avec l'argent envoyé par la diaspora) déplore la situation humanitaire. « Aujourd'hui, on voit des jeunes de 30 ans, qui ont l'air d'en avoir 50, ajoute-t-elle. Ils sont maigres, fatigués, pales, ils n'ont que la peau sur les os. Et ils ne prennent pas soin d'eux, parce qu'émotionnellement, ils sont ailleurs. Nous avons vécu dans une atmosphère de peur permanente, et cela se voit sur leur visage ».

Muddathir, jeune photographe, déplore l'état de la capitale. Le centre-ville où se trouvait son magasin ressemble à une ville fantôme, dit-il : « Il n'y a personne dans les rues, les portes sont grandes ouvertes, les bâtiments entièrement vides. La végétation a poussé un peu partout, sur la route, sur les toits. » Quant aux bâtiments importants ou historiques, se lamente-t-il, « ils ont été incendiés, il n'y a plus rien à l'intérieur. Comme le musée national, qui a été pillé. Ce sont des objets qui sont irremplaçables ».

Une situation toujours plus dramatique à l'ouest du Soudan

Les FSR ont récemment reconnu non pas un recul de leurs Forces mais « un redéploiement ». Elles ont menacé d'attaquer la région de Port-Soudan où se trouve actuellement la capitale administrative du pays. Mais les combats se concentrent plutôt autour de la ville d'el-Fasher au Darfour Nord. La majorité des membres des FSR qui se sont retirés de Khartoum sont déployés dans cette zone.

Des bombardements violents visent également les camps et les localités qui entourent la ville. Les FSR ont annoncé jeudi dernier avoir pris le contrôle d'Um Kadadah, ville située à près a près de 180 km à l'est d'el-Fasher. La semaine dernière, les bombardements du marché de Nifacha et du camp d'Abou Shok ont fait 25 morts parmi les civils et des dizaines de blessés. Mais el-Fasher tient toujours tête aux FSR.

L'enjeu est de taille : les FSR contrôlent le reste du Darfour. El-Fasher, qu'ils essaient de faire tomber depuis un an, est la dernière zone qui leur échappe dans la région. Il s'agit de la ville la plus importante du Darfour, compte tenu de sa superficie et du nombre de ses habitants mais aussi du nombre de déplacés qui vivent dans les camps qui l'entourent depuis la guerre de 2003.

Les paramilitaires ont annoncé ce dimanche 13 avril avoir pris le contrôle de Zamzam, plus grand camp de déplacés du Soudan. Selon plusieurs ONG, depuis le 11 avril, 20 000 personnes arrivent chaque jour à Tawila, localité située à près de 70 kilomètres de Zamzam. D'autres se sont réfugiés à el-Fasher, plus proche. Selon Solidarités International, le camp serait complètement vide de ses habitants.

« Après les offensives de la dernière période, la situation à Zamzam s'est nettement dégradée, explique Abdelkarim Yahya, un déplacé de Zamzam. La situation médicale s'est également détériorée. Quant aux produits alimentaires, ils sont devenus rares. Tout cela à cause du siège de Zamzam et d'el-Fasher, ce qui ne permet pas à ces produits d'être acheminé vers le camp ».

« La vie est devenue très chère, poursuit-il, car les Forces de soutien rapide ont fermé toutes les entrées du camp. Ces forces interdisent l'entrée des denrées alimentaires. Heureusement, les commerçant qui sont actifs dans la contrebande, réussissent à faire entrer des produits venant de Tawila. Les villages autour de Zamzam, plus de 70 villages, ont tous été pillés et brûlés par les FSR. Leurs habitants ont fui. Certains sont venus à Zamzam, d'autres sont allées à Tawila. »

Les FSR et leurs alliés menacent à nouveau de prendre el-Fasher et multiplient les appels aux habitants pour qu'ils partent se réfugier ailleurs. Cela s'accompagne d'une multiplication de bombardement à l'artillerie lourde ou à l'aide de drones. Des appels pour garantir des couloirs sécurisés aux civils qui quittent la ville sont lancées. Même chose pour les habitants du camp de Zamzam et ceux d'Abou Shok.

La communauté Massalit prise pour cible

Le conflit, qui a emporté le Soudan, est caractérisé par sa violence extrême. Le 7 janvier 2025, les FSR ont été accusés par Washington de commettre un génocide au Darfour. Ces FSR, composés en majorité de membres des tribus arabes de l'ouest du Soudan, sont les héritiers des Janjaweed qui ont semé la terreur au Darfour, dès 2003, pour contrer l'apparition de groupes rebelles. Les États-Unis les accusent d'avoir, dans cette nouvelle guerre, « systématiquement assassiné des hommes et des garçons -- même des nourrissons -- sur une base ethnique », mais aussi d'avoir « délibérément ciblé des femmes et des filles de certains groupes ethniques pour les violer et leur infliger d'autres formes de violences sexuelles brutales ». Le département d'État poursuit : « Ces mêmes milices ont pris pour cible des civils en fuite, assassinant des innocents cherchant à échapper au conflit, et ont empêché les civils restants d'accéder à des fournitures vitales. »

Roda Abdessalam, 44 ans, est originaire de la ville d'el-Geneina au Darfour. Elle vit au camp de Gorom près de Juba, la capitale du Soudan du Sud. Elle a été témoin de cette violence dans l'ouest de son pays. Depuis 2003, elle s'est débrouillée pour survivre malgré la menace constante des miliciens janjaweeds. Mais lorsque la guerre a éclaté en avril 2023, la violence de leurs héritiers, les FSR, a, selon elle, été décuplée : « Ce qui m'a poussée à partir, c'est que les FSR tuent les hommes et les enfants, et ils violent les femmes. Ils vous violent devant votre mari, et ensuite ils le battent et le tuent devant vous. Et si vous avez un enfant qui est un garçon, ils le tuent. Même si c'est un bébé que vous allaitez encore, ils le tuent. La vie est devenue un enfer avec cette guerre. Ils vous battent et peuvent vous faire tout ce qu'ils veulent. Vous n'êtes en sécurité nulle part. C'est pour ça que je suis partie. » Les images des violences l'habitent encore, et en particulier celles de l'assassinat de Khamis Abdallah en juin 2023. Celui qui était alors gouverneur du Darfour occidental avait dénoncé le génocide. Cela lui avait valu d'être kidnappé et abattu par les FSR, puis son corps avait été mutilé et traîné dans les rues d'el-Geneina.

La mémoire de ces massacres et de ce ciblage des Massalit continue également à hanter les camps de réfugiés situés dans l'est du Tchad. Les histoires qui racontent la fuite du Darfour sont terribles. Faïza Khatir, 20 ans, est elle-aussi née à el-Genaina. Elle est arrivée en 2023 dans le camp d'Adré, au Tchad. « On est sortis de nos maisons, se souvient elle, et on est venu à pieds. On a marché deux jours pour arriver à Adinkon, juste avant Adré... Sur la route, il y avait des pillages. On tue les gens, même les enfants. Je l'ai vu de mes yeux. Ce sont les Janjaweed. Ils violent dans les rues au Soudan. Ils ont commencé par des éliminations ethniques. Ils demandaient de quelle ethnie nous étions. Par exemple, si tu es Massalit, on te réserve un traitement différent. Moi, on ne m'a rien fait, mais beaucoup de personnes ont souffert. Souvent, on pense à la guerre, on a vu le sang couler, on pense souvent à ça... »

L'horreur des crimes de génocide ne saurait faire oublier que les deux camps sont responsables de violences à caractère communautaire. Des milices pro-gouvernementales ont ainsi ciblé des populations sur des bases ethniques, en raison de leur soutien supposé aux FSR, dans l'État d'al-Jazirah... Provoquant des vagues de représailles contre les Soudanais exilés au Soudan du Sud.

Famine et insécurité alimentaire aigüe

Ce contexte de guerre et de massacres contre les civils a désorganisé l'économie du pays et crée une situation alimentaire particulièrement alarmante. Selon la FAO près de la moitié de la population est confrontée à une insécurité alimentaire aigüe. L'organisation onusienne estime que, cette année, il faudra importer 2,7 millions de tonnes de céréales (de blé essentiellement) pour couvrir les besoins de consommation interne. Et si les récoltes à venir, notamment celle de sorgho, s'annoncent meilleures cette année, les filières de distribution sont désorganisées par le conflit toujours en cours.

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Concrètement, les combats, les destructions et le contrôle de terres arables empêchent les agriculteurs de cultiver leurs parcelles. C'est le cas au Darfour dans le Kordofan et surtout dans l'État d'al-Jazirah, grenier à blé du pays. Entrepôts, laboratoires, banques de semences et instituts agricoles à Khartoum et Wad Madani n'ont pas été épargnés, indique une étude détaillée du centre de réflexions néerlandais Clingendael.

Le conflit a gravement endommagé les infrastructures, notamment les routes, explique par ailleurs la FAO, perturbant les chaines d'approvisionnement. Autre entrave : les barrières et les « règles » sur les trajets qui évoluent sans cesse. Un transporteur, qui se confie à la chercheuse Annette Hoffmann, affirme qu'un camion de marchandises allant à l'ouest du Darfour depuis Port-Soudan peut prendre un mois et doit passer par 25 checkpoints.

Un trop-plein de médiations

S'ajoutent à cela les contraintes financières : la crise économique désorganise les arrangements habituels comme la livraison d'intrants à crédit pour les petits agriculteurs. Et si le système bancaire, à terre en 2023, a réussi à se remettre partiellement en route, le manque de liquidités et la dévaluation de la livre soudanaise mettent sous pression les producteurs et l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement déjà assommée par l'inflation.

Depuis deux ans, toutes les tentatives de médiation ont échoué. Le Soudan du Sud, l'Égypte, l'Éthiopie, le Kenya, la Somalie, l'Ouganda, l'Érythrée, Djibouti et la Turquie ainsi que l'Igad (l'autorité intergouvernementale pour le développement) ont tous proposé des initiatives ou organisé des sommets et tous ces États ou ces organisations ont échoué.

Ces médiations, trop souvent parallèles et non-coordonnées, reflètent à vrai dire les jeux d'influence régionaux à l'oeuvre dans ce conflit. Durant les premiers mois de la guerre, les sommets se sont enchaînés dans les pays voisins, africains et arabes, pour trouver une solution sans qu'aucun cessez-le-feu n'aboutisse. Ces rencontres ont essentiellement permis des déclarations d'inquiétude face à la détérioration de la situation humanitaire et des appels à mettre fin aux ingérences. Mais elles ont échoué à ébaucher une solution. La semaine dernière, l'Arabie saoudite et les États-Unis ont renouvelé leur appel pour un retour à la table des discussions. Les deux généraux qui s'opposent ont complètement ignoré cet appel. Aujourd'hui encore, les deux belligérants ne renoncent pas à l'idée d'une victoire totale sur leur adversaire.

La résilience des populations

L'espoir ? On ne le trouve pour l'instant que dans la résilience et l'énergie de certains Soudanais, comme dans le camp de réfugiés de Gorom. Roda Abdessalam s'y affaire désormais dans le petit restaurant qu'elle a ouvert. Des casseroles de toutes tailles au couvercle conique trônent à l'entrée de la structure en bois et en bambou, couverte de tôle ondulée.

Roda Abdessalam sert les employés du HCR comme les réfugiés. Ayant tout perdu dans la guerre au Soudan, c'est d'abord pour survivre qu'elle s'est lancée dans cette activité : « À notre arrivée à Gorom, raconte-t-elle, nous manquions de tout. J'ai commencé à vendre du thé pour acheter de la nourriture pour ma famille. Puis, j'ai réussi à acheter cinq chaises. J'ai continué et, petit à petit, j'ai réussi à ouvrir ce restaurant. Nous cuisinons de la viande frite et différentes viandes en sauce, des aubergines, des haricots, des tripes, du gombo... Grâce à Dieu, maintenant, ça marche pour moi. Et si quelqu'un a faim et n'a pas d'argent, je sers cette personne, car je ne fais pas ça pour le profit, ce que je veux, c'est aider les gens. »

C'est aussi pour soutenir sa famille restée au Soudan que Roda persévère : « J'ai de la famille restée au pays, et le peu que je gagne, je le leur envoie. Je préfère rester ici, car la situation au Soudan n'est pas bonne, il y a beaucoup d'insécurité. Je ne sais pas quand cette guerre va se terminer. »

Malgré les victoires récentes de l'armée soudanaise, notamment à Khartoum, Roda doute encore de la possibilité d'une défaite des FSR dans sa région natale du Darfour. Alors, elle s'accroche à la nouvelle vie qu'elle s'est construite, ici, à Gorom.

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