Ile Maurice: Sunil Boodhoo - «Le renouvellement de l'AGOA est plus important pour l'avenir que pour le court terme»

10 Décembre 2025
interview

Maurice suit de près le projet de loi visant à prolonger l'«African Growth and Opportunity Act» (AGOA) jusqu'au 31 décembre 2028. Pour l'ancien directeur du commerce international au ministère des Affaires étrangères, ce renouvellement apporterait une prévisibilité indispensable après l'incertitude qui a suivi l'expiration de l'accord le 30 septembre dernier.

Il rappelle que, malgré une baisse des exportations et des pertes importantes, le renouvellement de l'AGOA demeure essentiel pour le commerce mauricien avec les États-Unis.

Le projet de loi prévoit de prolonger l'AGOA jusqu'au 31 décembre 2028. Que représente cette nouvelle échéance pour un pays exportateur comme Maurice ?

Restez informé des derniers gros titres sur WhatsApp | LinkedIn

Ce projet visant à prolonger l'AGOA de trois ans est particulièrement bienvenu. Il surprend d'autant plus que l'administration américaine avait initialement indiqué son soutien à une prolongation d'un an seulement. S'il est adopté tel que présenté à la Chambre des représentants, il apporterait la prévisibilité indispensable : les bénéficiaires de l'AGOA ne seraient soumis à aucun droit de douane supplémentaire, hormis celui réciproque existant de 15 %.

La Cour suprême des États-Unis ne s'est pas encore prononcée définitivement sur la légalité de ce droit de douane réciproque. Deux tribunaux fédéraux inférieurs l'ont déjà jugé illégal sous l'administration Trump. La Cour suprême pourrait confirmer ce jugement. Ainsi, si l'AGOA est renouvelée pour trois ans et que la Cour suprême déclare illégaux ces droits de douane, nous pourrions rétablir théoriquement notre accès en franchise de droits au marché américain.

Cependant, ce n'est qu'un début. Le projet de loi devra encore être adopté par le Sénat et la Chambre des représentants américains avant d'être soumis à la signature du président des États-Unis. La version finale pourrait différer de la version initiale, car le texte fera l'objet de négociations au Congrès. Il faudra donc les suivre de près.

Le texte maintient les règles liées au «regional apparel» et au «third-country fabric». En quoi sont-elles stratégiques pour l'industrie mauricienne ?

L'AGOA impose des exigences très strictes sur l'approvisionnement en matières premières (règles d'origine) utilisées pour fabriquer les vêtements afin de bénéficier de l'exemption de droits de douane. Les vêtements doivent être confectionnés à partir de fils ou de tissus produits, soit dans les pays bénéficiaires de l'AGOA, soit aux États-Unis.

Comme la plupart des pays bénéficiaires ne disposent pas de capacités de filature pour produire du fil ou des tissus, il leur est difficile de respecter ces règles d'origine et, par conséquent, de bénéficier de l'exemption de droits de douane. Pour pallier ce problème, l'AGOA prévoit une dérogation autorisant l'utilisation d'une certaine quantité de tissus provenant d'autres sources. Il s'agit de la dérogation relative aux tissus de pays tiers, dont bénéficient la plupart des pays bénéficiaires de l'AGOA, y compris Maurice. Le maintien de cette disposition dans le texte de loi constitue une flexibilité essentielle.

Depuis l'expiration de l'AGOA le 30 septembre, quelles perturbations concrètes Maurice a-t-elle observées dans ses exportations vers les États-Unis ?

Les exportations ont chuté de près de 43 % depuis août 2025 par rapport à août 2024. Cette baisse résulte du tarif douanier réciproque de 15 % et de l'incertitude liée à l'expiration de l'AGOA.

Le texte mentionne que «des millions de dollars se perdent». Selon vous, quelle est l'ampleur réelle de ces pertes pour Maurice ?

Si l'on examine les chiffres des exportations, on constate une baisse de près de 8 millions USD en août 2025 par rapport à août 2024, passant de 18,6 à 10,6 millions de dollars. Si l'on extrapole sur une année entière, les pertes pourraient être beaucoup plus importantes.

Le projet prévoit la liquidation ou re-liquidation rétroactive des produits entrés aux États-Unis après le 30 septembre 2025. Comment cette mesure devrait-elle soulager les exportateurs mauriciens ?

Concrètement, si l'AGOA est renouvelée, les droits de douane payés sur les marchandises concernées par l'accord après le 30 septembre 2025 (date d'expiration de l'AGOA) seront remboursés. Ce remboursement sera effectué aux importateurs américains, car ce sont eux qui paient ces droits, et non nos exportateurs.

Avec un délai de 180 jours pour déposer les demandes de remboursement, estimez-vous que ce mécanisme sera suffisamment accessible pour les opérateurs mauriciens ?

Comme mentionné plus haut, la demande de remboursement doit être faite par les importateurs américains et non par nos exportateurs. Ce délai de 180 jours semble donc raisonnable.

Plusieurs acteurs américains et africains alertent sur la menace que représente l'incertitude actuelle pour les chaînes d'approvisionnement. Maurice ressent-elle déjà un impact sur la confiance des acheteurs américains ?

Ils ont raison. Dans le commerce, la prévisibilité et la certitude sont des facteurs clés qui déterminent les décisions d'approvisionnement des importateurs. Dans le contexte d'incertitude actuel, les chaînes de valeur et le commerce en général sont affectés. Plusieurs pays d'Asie et d'Amérique latine ont déjà conclu des accords commerciaux bilatéraux avec les États-Unis.

Par conséquent, ces pays offrent une plus grande stabilité aux yeux des acheteurs américains. Dans notre cas, le renouvellement de l'AGOA reste incertain malgré le projet de loi présenté par Jason Smith. Face à la baisse des exportations de Maurice vers les États-Unis, il est clair que certains acheteurs américains s'approvisionnent déjà ailleurs.

On évoque un «lobbying intense» sur le dossier. Comment Maurice participe-t-elle à ces efforts à Washington ?

Le lobbying se déroule à plusieurs niveaux. Un groupe Afrique bien structuré, basé à Washington et regroupant tous les bénéficiaires de l'AGOA, agit collectivement pour faire pression sur l'administration américaine et le Congrès. De nombreuses réunions sont organisées avec les collaborateurs et les membres du Congrès pour les sensibiliser à l'importance de l'AGOA pour l'Afrique et obtenir leur soutien pour son renouvellement.

Par ailleurs, le secteur privé a retenu les services de Paul Ryberg, lobbyiste actif sur le terrain depuis 20 ans et travaillant en étroite collaboration avec notre ambassade à Washington. Les ministres de l'Union africaine et les ministres africains communiquent également avec les membres du Congrès et l'administration américaine.

Le président kényan Ruto s'est rendu aux États-Unis pour plaider en faveur de la reconduction de l'AGOA ; et le ministre des Affaires étrangères, de l'Intégration régionale et du Commerce international, Ritish Ramful, a fait de même lors de sa visite. Nos ministres concernés ont probablement écrit aux principaux membres du Congrès et aux présidents de la commission des voies et moyens, entre autres. Cette commission chargé de rédiger les projets de loi relatifs aux questions fiscales et commerciales, constitue donc la cible prioritaire du lobbying.

Le texte souligne des divergences entre élus américains - souhaits de renouvellement simple ou réforme plus large. Comment cette division pourrait-elle retarder ou modifier l'extension ?

Les membres du Congrès ne partagent pas tous le même avis sur l'AGOA et son renouvellement. Certains souhaitent un renouvellement sans modifications majeures pour dix ans supplémentaires, tandis que d'autres veulent modifier plusieurs dispositions et revoir les critères d'éligibilité. Une version du projet de loi de prolongation de l'AGOA, présentée par le sénateur Coons en 2023, prévoyait une prolongation de 16 ans assortie d'une clause spécifique relative à la révision de la clause de transition, un point crucial pour Maurice.

Si les membres du Congrès insistent pour introduire de nombreux amendements au projet de loi, son adoption sera retardée, car tout fait l'objet de négociations. La meilleure solution serait une prolongation sans trop d'amendements. Pour Maurice, la révision de la clause de transition est essentielle. Le pays risque de perdre son éligibilité à l'AGOA s'il devient une économie à revenu élevé, ce qui pourrait se produire prochainement. Il est donc important de plaider non seulement pour le renouvellement de l'AGOA, mais aussi pour la révision de cette clause.

L'AGOA est née de la vision «More trade, less aid». Ce principe vous semble-t-il toujours reflété dans la nouvelle stratégie américaine ?

La nouvelle stratégie américaine pour l'Afrique repose précisément sur le commerce et l'investissement, et non sur l'aide. La dernière stratégie de sécurité américaine est claire sur l'orientation de l'engagement des États-Unis en Afrique. Il n'est nullement question d'une prolongation de l'AGOA, mais plutôt d'une ouverture réciproque des marchés africains. En clair, cela signifie que les pays africains devront ouvrir leurs marchés aux produits américains et lever les obstacles à l'investissement, en particulier dans les pays riches en ressources minières.

L'accent est mis sur un commerce et des investissements mutuellement avantageux, et non sur l'aide. Les États-Unis souhaitent accroître leurs exportations vers l'Afrique, intensifier leur diplomatie commerciale et éliminer les barrières commerciales sur le continent. De fait, l'USAID a été démantelée et les flux d'aide ont déjà été considérablement réduits. Cela constitue désormais la norme dans les relations américano-africaines.

Si l'extension est adoptée avant la fin de l'année, quels seraient les bénéfices immédiats pour les exportateurs mauriciens ?

Si l'AGOA est prolongée d'ici la fin de l'année, l'incertitude qui règne depuis son expiration le 30 septembre sera levée. On peut espérer que cela incitera les acheteurs américains, qui avaient réduit leurs commandes ou cessé de s'approvisionner à Maurice, à revenir. Cependant, le droit de douane de 15 % en vigueur - malgré le renouvellement de l'AGOA - rend difficile l'évaluation de son impact immédiat.

Comme indiqué précédemment, si la Cour suprême déclare les droits de douane réciproques illégaux et supprime ce droit de 15 %, cela aura un impact considérable sur le prix de nos exportations vers les États-Unis, nous conférant ainsi un avantage concurrentiel. Le renouvellement de l'AGOA est donc plus important pour l'avenir que pour le court terme.

AllAfrica publie environ 600 articles par jour provenant de plus de 120 organes de presse et plus de 500 autres institutions et particuliers, représentant une diversité de positions sur tous les sujets. Nous publions aussi bien les informations et opinions de l'opposition que celles du gouvernement et leurs porte-paroles. Les pourvoyeurs d'informations, identifiés sur chaque article, gardent l'entière responsabilité éditoriale de leur production. En effet AllAfrica n'a pas le droit de modifier ou de corriger leurs contenus.

Les articles et documents identifiant AllAfrica comme source sont produits ou commandés par AllAfrica. Pour tous vos commentaires ou questions, contactez-nous ici.