Les relations de l'Afrique avec la France et l'Europe sont à un tournant historique, a estimé Donald Kaberuka, président de la Banque africaine de développement (BAD), lors d'une conférence de presse organisée à Paris, dans la matinée du 6 décembre 2013, à quelques heures de l'ouverture du Sommet de l'Elysée pour la Paix et la Sécurité en Afrique, que présidait François Hollande.
Finie la compassion, place aux partenariats gagnants/gagnants. L'Afrique n'est plus ce continent misérabiliste, que l'on aidait par compassion. Aujourd'hui, « 90 % des Africains vivent dans 24 pays qui sont stables politiquement et économiquement. » Mais dans un monde en plein bouleversement, l'Afrique se doit de bâtir son propre modèle de développement. Un modèle qui ne doit laisser aucun Africain sur le bord du chemin. La BAD s'y emploie en poursuivant sa politique des trois "i" : infrastructures, intégration régionale et institutions africaines solides.
« Je pense que la conférence de Paris est très importante. J'ai longuement écouté le président François Hollande à Bercy, le 4 décembre, et son ministre des Finances, Pierre Moscovici. Je crois que nous sommes à un tournant dans les relations entre la France, l'Europe et l'Afrique », analyse Kaberuka.
L'Europe n'est d'ailleurs pas la seule concernée. « Quand le président Obama était en Afrique, à Dar es Salam en juillet 2013, nous avons eu le même type de conférence avec des hommes d'affaires américains, confie le président de la BAD. Le président Obama a reconnu que, pendant longtemps, les Américains avaient considéré le continent avec un miroir passéiste, un continent de misère : des enfants de moins de 14 ans avec des kalachnikov, des mères qui pleurent, la violence. C'est cela, l'image de l'Afrique. Mais le président Obama a dit aussi : attention, ce n'est pas là le continent de demain... »
Un prisme déformant
Pour Donald Kaberuka, l'analogie est totale : « Je vois que cette conférence de Paris, curciale pour l'Europe et pour l'Afrique, marque aussi ce tournant », analyse-t-il.
Certes, tout n'est pas rose. De violents soubresauts secouent encore le continent : République centrafricaine, Somalie et le Mali... Si le président Kaberuka reconnait que l'Afrique doit absolument s'attaquer à ces problèmes, il s'insurge contre cette image d'Epinal réductrice.
« Je vous rappelle, lance-t-il, que sur un milliard d'habitants qui vivent en Afrique, 90 % de toutes les Africaines et de tous les Africains habitent dans 24 pays stables. Ce n'est pas un chiffre que tout le monde connaît. 50 % d'entre eux vivent dans 7 pays très stables, et 75 % dans 12 pays stables. J'ai fait mes calculs. Dans ces 24 pays où vivent 90 % des Africains, un seul traverse une situation d'instabilité politique. Les autres sont stables, mènent des réformes économiques. Il y a des difficultés, des inégalités, une croissance qui n'est pas inclusive ; mais ce sont des problèmes que vous retrouvez également en Asie, en Amérique latine et partout, même ici, en Europe. »
L'Afrique est vue systématiquement à travers un prisme déformant : « On a tendance à généraliser, à parler de "l'Afrique", mais nous sommes 54 pays », déplore-t-il, en fustigeant la propension à projeter les difficultés d'un pays sur tout un continent.
L'Afrique finance son propre développement !
Cette question d'image est primordiale, assure Donald Kaberuka. Comble de l'ironie, la mauvaise image dont souffre l'Afrique depuis longtemps, « c'est nous-mêmes, Africains, qui avons contribué à la développer », relève-t-il.
Les journaux titrent toujours sur une Afrique dépendante de l'aide. Dans toutes les grandes conférences, la même antienne revient : la nécessité de trouver de nouvelles formes d'aide pour l'Afrique, etc.
Pourtant, « l'Afrique dépense autour de 560 milliards de dollars par an pour son développement », précise le président de la BAD. L'aide publique au développement (APD), quant à elle, ne représente que 52 milliards de dollars EU. En d'autres termes, ce sont les Africains qui contribuent, en premier lieu, à leur développement.
Cela étant, estime Donald Kaberuka, ces 52 milliards de dollars EU d'aide publique au développement, qu'il est de plus en plus difficile à mobiliser, pourraient être beaucoup plus efficaces s'ils étaient mieux utilisés. Le président Kaberuka a ainsi lancé : « J'interpelle souvent les dirigeants européens : puisque vous avez des difficultés dans vos budgets nationaux, travaillez autrement pour que l'APD ne soit pas une enveloppe fermée que l'on octroie, mais plutôt un instrument qui fasse un effet de levier sur le marché des capitaux. Exemple : au lieu de donner 20 millions de dollars à la Guinée Bissau, , donnez-lui 10 millions de dollars comme garantie et le pays ira sur le marché des capitaux. Et, croyez-moi, l'effet de levier sera de 1 à 6. La Guinée lèvera alors 60 millions de dollars sur les marchés. »
Dans cette reconfiguration de l'aide, les pays bailleurs traditionnels, actuellement en crise, ont besoin de l'Afrique émergente, une Afrique qui aspire à travailler différemment dès à présent.
Quatre tendances lourdes pour l'Afrique
Lors de sa conférence de presse, le président Kaberuka a également évoqué « les quatre grandes tendances qu'il faut toujours avoir à l'esprit en parlant de l'Afrique ».
La démographie constitue la première tendance lourde du continent : 1,5 milliard d'Africains en 2030 et 2 milliards en 2050 ! L'Afrique sera alors, non seulement le continent le plus peuplé du monde, mais également un continent jeune, urbanisé à 75 %. « Cela change totalement la donne de la demande interne, qui aujourd'hui tire déjà beaucoup la croissance », analyse Donald Kaberuka. Et ceux, nombreux, qui pensent que la croissance provient du diamant, du pétrole, du gaz, il tient à les détromper : « Les matières premières ne contribuent qu'à hauteur de 30 % de la dynamique de la croissance, l'essentiel reposant sur la demande interne. »
Deuxième tendance : le boom dû à la téléphonie mobile et aux technologies de l'information, qui ont tout bousculé. L'Afrique est le continent où la demande, en matière de téléphonie mobile et de technologies de l'information, est la plus forte au monde. L'Afrique étant un jeune continent, la tendance va se poursuivre. Donald Kaberuka en est convaincu : « cela change tout, en termes de services, de santé, d'éducation, de services financiers, avec une telle énorme demande ».
Troisième élément : les nouvelles découvertes de ressources naturelles : gaz, pétrole, bauxite, platine... « D'ici peu, la Tanzanie et le Mozambique représenteront dans le gaz, à eux deux, plus que le Qatar, prédit le président de la BAD. Et regardez la Guinée Bissau, le Kenya, l'Ouganda, l'Ethiopie... pratiquement partout. » Même si ces matières premières peuvent parfois s'apparenter à une malédiction, Kaberuka juge que les Africains ont beaucoup appris en matière de gestion des ressources naturelles.
La quatrième tendance dégagée par le président de la BAD concerne la définition que chaque pays s'est fait de sa trajectoire de développement. Si les Africains ont une responsabilité certaine dans les errements des années 1980, la guerre froide a eu son rôle, déformant tout, a tempéré Kaberuka. Forcés de s'allier avec l'un des deux camps, les pays africains en épousaient l'idéologie économique, marxiste pour les uns, libérale pour les autres. « L'Afrique n'a pas eu le temps de choisir son propre modèle de développement, a souligné le président de la BAD. Avec la chute du mur de Berlin, je me suis dit que nous étions capables de choisir, désormais, notre modèle de développement. »
Fin des prés-carrés
La faillite de la banque américaine Lehman Brother's, en 2008, a été aussi importante que la chute du mur de Berlin, estime Donald Kaberuka. « Brusquement, là, on s'est rendu compte que ce modèle de développement que l'on nous proposait avait aussi ses problèmes. Et qu'il fallait que chaque pays imagine son propre modèle de développement ».
C'est là où le modèle chinois, qui n'a calqué ni l'Inde ni le Brésil, fascine certains. Cela signifie que l'Afrique est donc capable - et elle le fait déjà - de choisir son propre modèle de développement, sans copier l'Est, ni l'Ouest, ni les pays émergents ou industrialisés. Pour que chaque pays puisse enfin trouver sa voie, la Banque africaine de développement a retenu trois critères fondamentaux de bonne gouvernance : « les Etats doivent être propres, doivent fournir des services publics à leurs citoyens en matière de sécurité, de santé, d'éducation... et ils doivent rendre des comptes », énumère Donald Kaberuka.
Conséquence directe de l'ensemble de ces mutations : la disparition des prés-carrés. Les entreprises françaises ou européennes qui visent le marché africain seront ainsi privées de leur situation de rentes, désormais soumises à rude concurrence. « La nouvelle génération d'entrepreneurs africains cherche des opportunités partout où elle les trouve. L'argent n'a pas de couleur, n'a pas de passeport », observe le président de la Banque africaine de développement.
« Il faut maintenant innover, préconise-t-il, car chaque entreprise qui bénéficie d'une rente, d'un monopole, d'une situation protégée, connaîtra, tôt ou tard, des difficultés. Il faut innover, chercher des partenaires locaux. »
Pour Donald Kaberuka, la conférence de Paris aura au moins eu ce mérite : aider les entreprises africaines et françaises à imaginer cette nouvelle relation décomplexée entre partenaires, qui s'affranchisse des clichés du passé et de toute compassion.
Forte croissance
Sur un autre front, le président Kaberuka a confirmé la réalité, incontestable, de la croissance africaine. « Aujourd'hui, un tiers des pays africains connaissent une croissance annuelle de 6,5 %. Oui, un tiers ! », s'est-il réjoui, tout en reconnaissant que cela ne suffit pas. Car la croissance démographique, en moyenne de 2,9 % en Afrique, obère sérieusement les 5 % de croissance moyenne du continent. L'objectif est fixé : « Pour compenser cette forte croissance démographique, il faut aller bien au-delà d'une croissance de 5 %. C'est 7 % qu'il nous faut », recommande Donald Kaberuka.
Y parvenir nécessite de combiner trois facteurs - et c'est tout le sens du travail de la Banque africaine de développement. Dans un premier temps, il est impératif d'intégrer les 54 marchés africains, à travers des corridors électriques, des routes, des chemins de fer, la facilitation du commerce... Deuxième ingrédient : les infrastructures. Avec la forte croissance que vivent les pays du nord au sud du continent, la demande électrique est en forte hausse. « Aujourd'hui, l'Afrique paie l'électricité la plus chère du monde, déplore Kaberuka. Au Liberia, c'est 54 cents américains le Kwh. Le développement n'est pas possible, dans ces conditions. » Enfin, encore faut-il des institutions qui fonctionnent. C'est là la règle des trois "i", a expliqué Donald Kaberuka : infrastructures, intégration régionale et des institutions qui fonctionnent - sans pour autant se calquer sur celles de l'Europe.
Ce sont là des axes majeurs de la stratégie décennale de la Banque africaine de développement pour 2013-2022.