Le monde rural africain est un monde que je connais bien. J'ai moi-même frayé mon propre chemin pour me sortir de la pauvreté rurale. J'ai fréquenté une école de campagne sans électricité et vécu dans un village où, pour aller chercher de l'eau, nous devions parcourir des kilomètres.
À la tombée de la nuit, on étudiait à la lumière des bougies ou de lampes à pétrole. Par la grâce de Dieu, j'ai pu sortir de la pauvreté pour arriver là où je suis aujourd'hui. Mais des dizaines de millions de gens dans des situations similaires, notamment dans l'Afrique rurale, n'ont pas connu le même sort que moi. Pour la plupart, le potentiel a tout simplement été gâché.
Quelque 60 % des Africains vivent dans les zones rurales, des zones fortement tributaires de l'agriculture pour leurs moyens de subsistance. Aussi, la voie à suivre pour améliorer la qualité de vie en milieu rural est de transformer l'agriculture. Or la faible productivité, le mauvais état des infrastructures rurales, l'exclusion numérique et le faible accès aux outils modernes et aux données agronomiques ont pour résultat une qualité de vie fort médiocre dans ces campagnes.
Malheureusement, peu de choses ont changé depuis le temps de mon école rurale. Pire, les opportunités économiques se réduisent pour beaucoup, le taux de pauvreté demeure élevé, entraînant un cercle vicieux où la pauvreté devient héréditaire. Dans ces conditions, les jeunes ruraux sont découragés, démunis et rendus sensibles à l'embrigadement par des terroristes qui trouvent, dans ces zones rurales à l'abandon, un terrain idéal pour leurs activités.
Nous devons prêter attention à trois facteurs en particulier : la pauvreté rurale extrême, le fort taux de chômage chez les jeunes et la dégradation de l'environnement - ce que j'appelle la « triangulaire des calamités ». Partout où sont réunis ces trois facteurs, les guerres civiles et le terrorisme s'enracinent et réduisent à néant l'aptitude à cultiver la terre et à accéder aux marchés.
Nous devons investir de toute urgence et massivement dans les zones rurales d'Afrique, et ainsi transformer ces zones de misère économique en zones de prospérité. Surtout, nous devons créer des emplois et des sociétés stables, pour mieux endiguer les campagnes de recrutement de terroristes qui gagnent du terrain dans ces régions rurales. Il nous faut conjuguer ensemble sécurité économique, sécurité alimentaire et sécurité climatique pour avoir une chance d'asseoir une prospérité économique.
Nous devons relancer la transformation du secteur agricole. La Banque africaine de développement montre la voie, en investissant 24 milliards de dollars dans l'agriculture dans les dix prochaines années.
Ce faisant, la Banque entend faire en sorte que l'agriculture cesse d'être perçue comme un secteur de développement qui aurait pour seule vocation de gérer la pauvreté et les moyens de subsistance, et la muer en une activité industrielle de production et transformation de produits alimentaires et ainsi créer de la richesse pour les propriétaires et des emplois décents pour la main-d'œuvre.
L'Afrique enregistre 35 milliards de dollars d'importations nettes de denrées alimentaires par an, un chiffre qui devrait atteindre 110 milliards de dollars à l'horizon 2025, si les tendances actuelles persistent. En cultivant ce que nous ne consommons pas et en consommant ce que nous ne cultivons pas, l'Afrique est en train de ruiner ses zones rurales, exporte ses emplois, affaiblit les revenus de ses agriculteurs et perd sa jeunesse qui préfère émigrer d'elle-même vers l'Europe ou d'autres horizons.
Imaginez ce que l'Afrique pourrait faire de ces 35 milliards de dollars par an, si elle se nourrissait elle-même : cela suffirait à électrifier tout le continent. Et 110 milliards de dollars d'économies annuelles sur les importations alimentaires suffiraient à combler tous les déficits d'infrastructures en Afrique.
Nous devons donc penser autrement. L'Afrique produit 75 % du cacao mondial, mais ne perçoit que 2 % des 100 milliards de dollars par an générés par le marché du chocolat. Si le prix du cacao peut baisser, celui du chocolat jamais. Le prix du coton peut baisser, mais celui des produits textiles et des vêtements jamais. En 2014, l'Afrique n'a tiré que 1,5 milliard de dollars de ses exportations de café. Or, l'Allemagne, un acteur de premier plan de la transformation du café, a gagné quant à elle quasi le double grâce à ses réexportations.
Ceci s'explique aussi par le fait que l'Union européenne impose une taxe de 7,5 % sur le café torréfié et en exonère le café vert non décaféiné. Du coup, la plupart des exportations africaines de café vers l'UE se font sous forme de fèves de café vert non torréfié, vendues comme produit de base « non amélioré ». Aussi, ce sont les industriels européens qui en récoltent les bénéfices.
Pour transformer ses économies rurales, l'Afrique doit s'engager dans la voie de l'industrialisation agricole et ajouter de la valeur à tous ses produits agricoles. Les gouvernements, tout en persuadant les pays développés de changer leurs priorités en matière d'importation de produits agricoles, devraient inciter les entreprises agro-alimentaires et agro-industrielles à s'implanter en milieu rural.
Nous devons faire en sorte que les jeunes viennent à l'agriculture et y voient une activité lucrative, et non pas un signe de manque d'ambition. Pour ce faire, la Banque a déployé son programme "ENABLE Youth", afin de former une nouvelle génération de jeunes agriculteurs commerciaux et entrepreneurs agro-industriels. Notre objectif est de contribuer à faire émerger 10 000 jeunes entrepreneurs agricoles par pays dans les dix ans à venir. En 2016, la Banque a consenti 700 millions de dollars pour déployer ce programme dans 8 pays, et nous enregistrons aujourd'hui des demandes en provenance de 33 pays.
Cette initiative s'inscrit dans le cadre d'un plus vaste programme de la Banque africaine de développement, « Des emplois pour les jeunes en Afrique », qui a pour but de créer 25 millions d'emplois dans les dix ans, en mettant l'accent sur l'agriculture et les TIC. Nous investissons dans le développement des compétences en informatique, en technologies, en ingénierie et mathématiques, pour préparer les jeunes aux métiers de demain.
Nous savons que des technologies existent pour transformer l'agriculture africaine. Mais elles restent, pour la plupart, dans les tiroirs. Je me souviendrai toujours de ce que Norman Borlaug disait : « Mettez-les à la disposition des agriculteurs ». Pour ce faire, la Banque africaine de développement et le Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (CGIAR) ont conçu le programme TAAT - "Technologies pour la transformation de l'agriculture en Afrique" -, une nouvelle initiative visant à déployer les technologies agricoles appropriées issues du CGIAR et des systèmes nationaux, partout en Afrique. La Banque et ses partenaires comptent investir 800 millions de dollars dans cette initiative.
Le secteur de l'agroalimentaire et l'agro-industrie devrait passer de 300 milliards de dollars aujourd'hui à 1 000 milliards de dollars à l'horizon 2030, quand 2 milliards de personnes auront alors besoin de nourriture et de vêtements. Les entreprises et les investisseurs africains devraient saisir cette opportunité et exploiter ce potentiel pour l'Afrique et les Africains.
La formule de la transformation est celle-ci : l'agriculture conjuguée à l'industrie, à la fabrication et à la capacité de transformation, conduit à un développement économique fort et durable, ce qui crée de la richesse à travers toute l'économie.
L'Afrique peut se nourrir par elle-même - et l'Afrique doit se nourrir elle-même. Et quand elle le fera, elle sera capable de nourrir le monde. Les agriculteurs africains d'aujourd'hui contribueront ainsi à nourrir le monde de demain. C'est pourquoi, la Banque africaine de développement a érigé la priorité « Nourrir l'Afrique » au rang de ses Cinq grandes priorités : les High 5.
Voilà la recette de la Banque pour transformer l'agriculture en Afrique, et nous ne nous arrêterons pas tant que nous n'y serons pas arrivés.