Les 10 et 11 février derniers, la capitale française a accueilli le très attendu Sommet pour l’action sur l’IA, événement qui réunit chefs d’État, ministres, grands noms de la tech, chercheurs, entrepreneurs, ainsi qu’une multitude d’organisations issues de la société civile.
Alors que la « semaine de l’IA » organisée par la France battait son plein, les discussions ont abordé aussi bien la question de la souveraineté numérique que celle de la régulation internationale, en passant par l’intégration des pays émergents et le défi de la désinformation.
Cet événement d’envergure mondiale a permis de mettre en lumière des initiatives ambitieuses, des annonces chiffrées à plusieurs milliards d’euros, mais aussi des débats animés autour de l’encadrement de l’intelligence artificielle et de son impact sur la société. Au cœur de ces discussions : la volonté de dessiner une IA « de confiance », éthique et accessible.
Des investissements massifs et des ambitions internationales
Lors de l’ouverture du Sommet, le président Emmanuel Macron a réaffirmé la position de la France en annonçant un plan d’investissement de 109 milliards d’euros pour renforcer l’écosystème IA national et européen. « Nous voulons un accès équitable et ouvert à ces innovations pour toute la planète », a-t-il insisté, défendant « une troisième voie » entre la Chine et les États-Unis. Une centaine de pays se sont joints aux débats, dont l’Inde, co-présidente de ce sommet, la Chine – représentée par le vice-Premier ministre Zhang Guoqing – et plusieurs puissances africaines, venues avec des propositions concrètes pour faire avancer la révolution de l’IA sur le continent.
Toutefois, la déclaration commune sur « une IA ouverte, inclusive et éthique » n’a pas été signée par tous : les États-Unis et le Royaume-Uni, notamment, ont décliné. Le vice-président américain Vance, dans son premier discours officiel, a mis en garde contre le risque que « la surréglementation dissuade les innovateurs de prendre les risques nécessaires ». De son côté, le porte-parole du Premier ministre britannique Keir Starmer, Tom Wells, a justifié le non-alignement du Royaume-Uni en déplorant un manque de clarté sur la sécurité nationale et la gouvernance mondiale de l’IA.
Malgré ces divergences, la Chine a affiché sa volonté de contribuer à l’élaboration de règles globales, tout en continuant à pousser son approche duale : un contrôle étroit sur son territoire, et la promotion d’une IA open source à l’international, via notamment le déploiement de son chatbot DeepSeek.
L’Afrique a aussi joué sa carte : l’Africa AI Village et l’exemple ST Digital
La dimension africaine a occupé une place de choix au cours de ces deux journées, en particulier grâce à l’Africa AI Village, un cycle de conférences dédié aux besoins, opportunités et défis du continent en matière d’intelligence artificielle. Des ministres du numérique de pays tels que le Nigeria, le Rwanda, la Sierra Leone et le Togo se sont succédé pour exposer leurs stratégies et projets nationaux : formation d’experts, développement de data centers locaux, soutien à l’innovation, etc.
À cette occasion, Anthony Same, directeur général du groupe ST Digital , a présenté le lancement de GPU CLOUD AFRICA, première offre d’hébergement souveraine pour serveurs IA dotés de processeurs GPU en Côte d’Ivoire et au Cameroun. « Nous sommes fiers de proposer une solution qui allie performance, sécurité et souveraineté des données. GPU CLOUD AFRICA propose aux innovateurs africains les ressources nécessaires pour développer leurs propres solutions IA, sans dépendre d’infrastructures étrangères », a-t-il expliqué lors d’une table ronde. Dès le second trimestre 2025, GPU CLOUD AFRICA offrira une infrastructure GPU NVIDIA capable de soutenir les besoins locaux, indique l’entreprise.
Présent à Station F le 11 février, Anthony Same a également rappelé les retards d’accès aux ressources de calcul en Afrique : « Aujourd’hui, 95 % des talents africains en IA sont contraints de se tourner vers des infrastructures étrangères. Il peut leur falloir jusqu’à six jours pour ajuster leurs modèles, contre quelques heures à peine pour une start-up du G7. » Selon lui, le continent ne pourra véritablement profiter de la révolution IA que s’il s’en dote des infrastructures adaptées et d’une véritable souveraineté numérique.
IA et cyber : la tribune de Franck Kié au Forum de Paris sur la Paix
Parmi les autres figures africaines présentes, Franck Kié, fondateur du Cyber Africa Forum , a participé à un side event du Paris Peace Forum consacré au « nexus IA-Cyber ». Cette table ronde, bâtie sur les travaux du Hub de prospective stratégique de l’Appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace, s’est penchée sur la manière de prévenir les usages malveillants de l’IA, qu’il s’agisse de cyberattaques, de manipulation de l’information ou encore d’atteintes à la sécurité d’infrastructures critiques.
Pour Franck Kié, « la cybersécurité et l’IA sont désormais intimement liées. Sans cadre de gouvernance international solide, nous courons le risque de voir proliférer des menaces d’une ampleur inédite, alors même que l’IA pourrait être un atout majeur pour renforcer nos défenses. » Il insiste sur la nécessaire collaboration entre États, organisations internationales et secteur privé pour établir des standards communs et promouvoir des mécanismes de lutte contre la désinformation et les cyberattaques.
Un dîner de haut niveau pour faire face aux fake news
L’un des moments-clés de ces échanges fut le dîner de haut niveau consacré à la lutte contre la désinformation sur les médias sociaux, co-organisé par Concerto, Jeune Afrique, la French-African Foundation et le Forum de Paris sur la Paix. Cette rencontre a réuni des ministres du numérique et de la communication de plusieurs pays africains (Ghana, Nigeria, Côte d’Ivoire, Togo, Madagascar, Bénin), ainsi que des représentants de l’Union africaine, de l’Union européenne, des grandes plateformes numériques (Google, Meta), des médias internationaux (RFI, AFP, Jeune Afrique, TV5 Monde), et des acteurs majeurs de la société civile et du secteur technologique.
Au cœur des discussions, un constat préoccupant : la désinformation est désormais le premier risque mondial à court terme (Forum économique mondial, 2025). En Afrique, son impact est particulièrement aigu, alimentant les crises politiques, économiques et sociales. En 2023, 189 campagnes de désinformation ont ciblé 22 pays du continent, dont 60 % orchestrées par des acteurs étrangers. De plus, les fake news circulent six fois plus vite que les contenus vérifiés, avec une intensification de 80 % en période électorale.
Les participants ont mis en lumière le rôle ambivalent de l’intelligence artificielle dans ce phénomène : d’un côté, elle facilite la création et la diffusion massive de deepfakes et de contenus manipulés ; de l’autre, elle permet le développement d’outils de détection et de fact-checking de plus en plus sophistiqués. Cependant, le manque de financement des initiatives africaines de vérification et l’insuffisance de la culture numérique chez le grand public demeurent des obstacles majeurs.
Une voix lors du dîner a rappelé une réalité troublante : “Le plus grand problème, c’est que les fake news sont devenues un modèle économique : des gens sont payés pour propager des mensonges”. Cette affirmation met en exergue le défi majeur que représente la lutte contre la désinformation dans un environnement où la viralité est monétisée.
En marge du dîner, un consensus s’est dégagé sur la nécessité d’une approche globale, combinant régulation, éducation numérique et responsabilité des plateformes. Certains participants ont évoqué l’idée d’un cadre réglementaire panafricain inspiré du Digital Services Act européen, afin de garantir une meilleure gouvernance du numérique sur le continent. L’enjeu est de taille : sans intervention, la prochaine génération pourrait évoluer dans un monde où “la vérité ne serait plus qu’une opinion parmi d’autres ”.
Vers une gouvernance mondiale plus efficace ?
L’ensemble du Sommet a remis sur la table la nécessité d’une gouvernance mondiale renforcée de l’intelligence artificielle. L’Appel à une IA « ouverte, inclusive et éthique » soutenu par 58 pays (dont l’Inde, la France et la Chine) a vocation à servir de socle à des initiatives concrètes, comme la création d’un observatoire de l’impact environnemental de l’IA piloté par l’Agence internationale de l’énergie, ou encore la mise en place de « Current AI », un véhicule d’investissement dédié à l’IA d’intérêt général.
Ces projets, couplés à la mobilisation annoncée de 200 milliards d’euros de fonds européens pour la recherche, la formation et le déploiement de l’IA, laissent entrevoir une réelle dynamique. Toutefois, les réticences américaines et britanniques illustrent la difficulté de parvenir à un consensus mondial.
L’IA, moteur de transformations… et de responsabilités
Au terme de ces deux journées, force est de constater que l’IA se présente comme une révolution d’ampleur, « comparable à l’invention de la machine à vapeur », pour reprendre les mots du vice-président américain Vance. Les promesses d’efficacité, de progrès scientifique et d’opportunités économiques sont considérables, mais les menaces de dérives (cyberattaques, surveillance de masse, désinformation à grande échelle) imposent une vigilance de tous les instants, comme l’a souligné Emmanuel Macron.
Si la France et l’Inde ont affiché un volontarisme certain pour faire avancer le dossier, l’émergence d’une gouvernance inclusive et efficace passera par la mise en cohérence des stratégies régionales, la participation active du secteur privé et la mobilisation de la société civile.